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La charge militante (Maïa Le Bras)



On est propulsé.es dans le militantisme. Ça n'eût rien, en tout cas pour moi, ni d’une incorporation progressive, ni d’une accoutumance graduelle. D’ailleurs on ne peut pas vraiment savoir si on y est prêt.es. Quand on entre dans les plateformes de conversation des collectifs féministes, on se prend l’injustice, la violence et l’impunité des rapports patriarcaux en pleine figure : du matin au soir, le téléphone signale les horreurs du jour. Et puis, s'intéresser de près aux violences de genre, c’est comme enfiler des lunettes qui révèlent dans le quotidien, avec une clarté inouïe, toutes leurs formes et dans les détails les plus subtils des rapports humains. A partir de là, tout est profondément émotionnel, car, ces lunettes vissées sur les yeux, la colère est viscérale : tout semble tellement problématique.


Une énergie incroyable se dégage pourtant de ces groupes féministes, car la colère et la détermination communes créent un lien immédiat avec les autres, souvent des inconnu.es. Ce lien, c’est une douce adelphité. Ainsi, rapidement, on se rend compte que ce qui fait du bien, c’est finalement d’être entouré.e de celles.eux qui partagent nos lunettes, notre perception. Bien sûr, on a conscience que cela peut être dangereux (les sociologues parlent de “bulle sociale” à propos des milieux militants), mais ces rencontres sont précieuses : nous ne sommes pas seul.es, et, ensemble, nous semblons même puissant.es.


Il n’est pas anodin de parler d’“engagement” militant, car, dès lors, non seulement l’implication émotionnelle et physique est majeure, mais, plus encore, il semble impensable de se défaire un jour du lien créé à la cause. Le présent s’en remplit. Les possibilités d’actions sont multiples, et, tous les jours, de nouvelles opportunités de concrétiser notre engagement sont possibles : collages, actions virtuelles, manifestations, etc... Parfois, le militantisme prend le dessus sur le reste, des études, un travail ou même des relations. Elle n’est pas une fatalité, seulement, la culpabilité apparaît lorsqu’on se sent inactif.ves. dans cette effervescence. Même lorsque deux actions sont simultanées, il arrive de se sentir coupable de ne pas avoir le don d'ubiquité. Et puis, l’activisme est un mode de militantisme très séduisant : extériorisation de la colère, sensations de puissance, de concrétisation, ... A ce propos, le photographe et militant Nanténé Traoré (connu sous le pseudonyme @feministangst), réalise une très juste comparaison entre mécanismes d'addiction aux drogues et militantisme actif.


En outre, en plus des actions, la sensibilisation au sexisme est notre cheval de bataille dans les discussions quotidiennes ou sur les réseaux sociaux. Cependant, celle-ci demande de la recherche, des lectures, un travail d'argumentation et souvent beaucoup de sang froid. Face à l'incompréhension (souvent légitime - la déconstruction est un effort), mais surtout lorsque les débats sont conflictuels ou hermétiques, la sensibilisation mobilise énormément d’énergie, et fait aussi parfois ressortir du vécu. Il m’est arrivé personnellement à plusieurs reprises d’achever une confrontation les larmes aux yeux. La charge de travail est d’autant plus importante pour les militant.es qui créent du contenu sur les réseaux, dont le temps est consacré principalement à l’explication et à l’alerte des comportements sexistes. Sabrina Erin Gin, connue sous @olympereve, est une militante feministe sur Instagram qui tente notamment de vulgariser le droit applicable aux victimes de violences de genre. Dans son post “pourquoi je quitte Instagram en tant que militante”, elle explique que chaque publication lui prend entre 15 et 25 heures de recherche et rédaction, sans compter le temps de mise en page, de promotion, et surtout de réponses aux messages privés et commentaires. Leur nombre est important, et leur teneur multiple. D’abord il y a les curieux.ses, qui engagent de véritables discussions, longues et chronophages (malgré les bonnes intentions). Ensuite, la connaissance de la cause et des moyens du féminisme, attire les témoignages divers liés à des expériences traumatisantes, ce qui est douloureux à entendre et encore plus à ignorer. Puis, il y a celle.eux, trop nombreux.ses, qui demandent la signification ou l’explication de notions facilement accessibles sur internet. Souvent difficiles à différencier des précédents, les réseaux masculinistes et/ou militant.es d'extrême droite, très actifs, affectionnent particulièrement faire part de questions cyniques et demander à “débattre”. Ils n’hésitent pas non plus à réaliser des raids (des “croisades” comme ils disent) de commentaires et messages insultants, voir menaces de mort ou viol, pour défendre leurs “idées”. J’aimerai à cet instant rappeler que tout ce temps et toute cette énergie qui est celle des militant.es, est totalement bénévole.


Cependant, le plus difficile pour certain.es se rapporte moins aux charges de travail et au cyberharcèlement qu’aux rapports intérieurs au milieu militant. C’est ce que ressent Tay Calenda, photo journaliste lors d’actions sur le terrain : “les gens de ma communauté sont beaucoup plus stressant.es que les “fachos”. Eux j’ai trouvé des moyens de les gérer ce qui fait que cela ne me touche pas vraiment. Mais les tiens qui te critiquent, ça me touche beaucoup plus, car ce sont des personnes dont l’avis est important pour moi”. Ce sentiment est partagé. En fait, lorsqu’on est militant.e, on s’engage dans un travail de déconstruction difficile et stressant : disparition de ses habitus patriarcaux, inclusivité, etc… Alors, rapidement, on peut développer envers nous-même une injonction à être cohérent.e, c’est-à-dire, plus ou moins inconsciemment, à devenir un modèle de ce qu’on défend. Ainsi, ce travail est d’autant plus angoissant que les faux pas que l’on peut faire sont remarqués, et parfois violemment, par nos adelphes de la lutte. Certain.es parlent même d’une forme de “flicage” entre militant.es.


Nombreux.ses sont les féministes pour qui ces charges et injonctions ont conduit à une triste réalité, qui fait l’objet de plus en plus d'études : le burn out militant. Cet état d’épuisement physique, émotionnel et mental, qui pour beaucoup a signé la fin de leur engagement, du moins celui sur le terrain. D’abord, il est facile de s’oublier : comment prendre une pause quand une femme meurt tous les 2 jours sous les coups de son conjoint ? Les signes sont là, stress, insomnies, crises d’angoisse, de plus en plus récurrents, mais non écoutés. Et puis, l’implication totale, émotionnelle comme physique, lorsqu’elle est confrontée à la réalité, provoque la dure sensation de ne pas avancer, de constater peu de résultats. L’hermétisme et la lenteur de la société sont fatals : on crie dans le vide. Répéter sans cesse les mêmes arguments et derrière une victoire des centaines de défaites. Ajouté à cela, le manque cruel de reconnaissance du travail et du temps donné, non pas pour soi-même, mais pour les autres. Pour illustrer simplement cela, il suffit de s’arrêter sur les qualificatifs accolés bien trop souvent au féminisme : agressivité, vue de l’esprit, fanatisme, voire “féminazisme”. Tout cela est alors très propice à la perte de contrôle, de sens, aux troubles anxieux voire à la dépression. A ce moment là, il relève de sa santé que de couper avec le militantisme actif.

Alors, comment se protéger ? Comment militer dans la durée, sans s’épuiser ? D’abord, il me semble qu’il faut considérer l’acte de prendre soin de soi comme un acte de résistance en lui-même. Se mettre en retrait, prendre des pauses, s’écouter ne doit pas être source de culpabilité, mais au contraire, vu comme une continuité de l’action militante.

Au-delà de ça, et c’est un des enjeux cruciaux de la compréhension du féminisme à mon sens car cela interfère directement dans les relations entre militant.es et non militant.es, il faut savoir s’imposer des limites. Pouvant être mal perçues, ou contribuer au décalage entre les non militant.es et le milieu, elles sont pourtant essentielles à la préservation de soi. Ces limites, on les retrouve de plus en plus sur les comptes instagram des militant.es sous forme de “code de bonne conduite”. Alors, j'aimerais ici affirmer certaines choses. C’est ok de ne pas avoir envie de débattre. Comme dit précédemment, la mobilisation de toute cette énergie n’est pas toujours nécessaire, et particulièrement lorsque l’on sait pertinemment que l’interlocuteur.ice n’est pas prêt.e de changer de conviction et entendre nos arguments. C’est aussi ok de ne pas être pédagogue. On nous répète souvent qu’on ne fait pas passer de message par la colère, et c’est vrai, mais il est difficile pour un.e humain.e de garder constamment le contrôle, alors c’est ok de perdre son calme. C’est aussi ok de ne pas être parfait, de ne pas être un modèle, de ne pas être sur tous les fronts. C’est ok de ne pas réagir à toute l’actualité. C’est ok d’avoir des faiblesses, d’être trop émotif.ves. C’est ok. Et surtout, ça ne nuit pas à la cause.



Maïa Le Bras


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