La “diplomatie du drone” d’Erdoğan

Reconfiguration des conflits armés, vers une omniprésence des drones ?
Longtemps le régime turc a usé de son soft power pour tisser de nombreuses relations à l’international notamment en Afrique avec la diffusion en grand nombre de programmes turcs. Mais depuis ces cinq dernières années, la Turquie grâce à son industrie d’armement notamment en matière de drones, a multiplié les interventions et les accords militaires faisant du pays de Recep Tayyip Erdoğan un acteur majeur de la scène militaire des dernières années à l’instar de la guerre en Ukraine.
L’avance technologique turque en matière d’aéronefs autonomes tombe en effet à pic, à l’aune d’une restructuration de la forme des conflits militaires armés, les drones ne sont plus de seuls outils d’appuis et de renseignement mais bel et bien les véritables fers de lance d’opérations militaires. À tel point que le célèbre chercheur en science politique Francis Fukuyama pense qu’ils viennent contester la primauté des célèbres chars sur le champ de bataille, bien que l’actualité montre que la remise en cause de leur utilité n’est pas encore à l’ordre du jour avec la guerre en Ukraine.
Une technologie de pointe à moindre coût, qui a surpris le monde entier
C’est au début des années 2000 que la Turquie va intégrer à son arsenal, des drones de surveillance dans sa lutte face au PKK. Après le refus des États-Unis de lui en fournir, elle va se tourner vers Israël avec qui les relations sont encore bonnes afin de recevoir des drones, pour ensuite les perfectionner avec du matériel militaire local turc. Mais les relations entre Israël et la Turquie vont se détériorer et la coopération prendre fin. Cependant l’industrie militaire turque forte de l’embargo qui a touché la Turquie en 1974 suite à son intervention sur l’ile de Chypre, va rapidement s’adapter et la Turquie va commencer à fabriquer ses propres drones grâce à la coopération entre l’industrie d’armement et les universitaires du pays.
Une compagnie et un homme, vont participer au développement et au rayonnement de l’industrie du drone en Turquie, le constructeur Baykar fondé par un ingénieur turc Selçuk Bayraktar qui est également l’époux de la fille cadette de Recep Tayyip Erdoğan. Le produit phare de la compagnie leur valant tant d’éloges autour du monde est le drone d’attaque Bayraktar TB2 qui se veut 100% “indigène” c’est à dire composé entièrement de matériaux locaux turcs, résultat des efforts de nationalisation de l’industrie de défense turque de ces dernières années. Un drone devenu fierté nationale (qui a même le droit à ses propres produits dérivés) grâce à son efficacité sur de nombreuses zones de combat qui lui a même valu de surprendre certains acteurs de la scène internationale augmentant ainsi les commandes et les exportations vers des pays historiquement alliés mais surtout vers de nouveaux pays.
Le hard power au service du soft power turc
La réputation du Bayraktar TB2 est due à son efficacité mais également à son faible cout qui oscille entre 2 et 5 millions d’euros alors que l’alternative américaine et son drone de combat le MQ9-Reaper coute entre 15 et 20 millions d’euros. Mais c’est bien son efficacité et son avance technologique lui permettant de changer l’issue d’un conflit armé qui lui vaut réputation. En effet la Turquie a pu participer et obtenir d’importantes et stratégiques victoires militaires notamment en Libye ou en Syrie ou bien dans la seconde guerre du Haut- Karabagh opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan pays allié de la Turquie.
Fort de l’efficacité de ces drones d’attaques dans des guerres asymétriques ou bien mêmedans un conflit classique face à un adversaire moins bien doté technologiquement comme fut le cas de la Syrie par exemple, un nouveau marché s’ouvre pour la compagnie Baykar et le gouvernement turc. Le président turc compte bien capitaliser sur le succès du drone turc pour nouer de nouvelles relations et asseoir son influence sur la scène internationale et le carnet de commandes de Baykar n’en dit pas moins.
Un des exemples frappant de l’usage diplomatique de cette réussite militaire et le potentiel intéressement de l’Arabie Saoudite pour le Bayraktar TB2 alors que les relations diplomatiques entre les deux pays étaient au point mort depuis l’embargo de l’Arabie Saoudite et d’autres pays du Golfe, sur le Qatar, partenaire de la Turquie. Une normalisation des relations qui s’est traduite par une rencontre organisée lors de la coupe du Monde au Qatar en novembre dernier entre le président turc, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman et l’émir du Qatar, Tamim Ben Hamad Al Thani.
Sur le continent africain nombreux sont les pays de la zone subsaharienne intéressés par le savoir-faire turc en matière de drone de combat, notamment pour faire face aux différents groupes de djihadistes qui y sévissent, permettant ainsi à la Turquie de poursuivre son entreprise de diffusion de son soft power à l’aide de son hard power en Afrique. En effet la Turquie a massivement investi ces dernières années sur le continent africain où la Turkish Airline est devenue la première compagnie et où des écoles turques ont été construites, une implantation culturelle et économique faisant de la Turquie avec la Chine l’un des principaux partenaires commerciaux d’Afrique.
Le désir d’influence turque ne se cantonne pas au continent africain et s’étend même à l’intérieur de l’Europe avec des commandes de drones passées par la Pologne en 2021 en vertu d’un partenariat stratégique devenant ainsi le premier pays de l’OTAN à se doter de drones turcs. La même année la Turquie a fourni à l’Ukraine des drones de combat au nombre de seize pour ses opérations dans le Donbass face au séparatistes pro-russes et puis en a envoyé dix-huit de plus suite au déclenchement de l’invasion russe en Ukraine. En fournissant des drones armés à l’Ukraine la Turquie s’est vue indirectement puis directement impliquée dans le conflit russo-ukrainien et ce partenariat militaire traduit la grande ambiguïté des ambitions diplomatiques de Recep Tayyip Erdoğan sur sa position entre ses voisins européens, membres de l’OTAN et la Russie. À voir si ce double, voir triple jeu permet au président turc de renforcer son pouvoir en cette année d’élections présidentielles et législatives.
Milan CASTELLO