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La révolution féministe au Rojava

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020

Cet article s'inscrit dans le cadre de la Semaine Contre le Sexisme ayant eu lieu du 9 au 15 mars 2020.


L’histoire des luttes révolutionnaires et indépendantistes sont marquées par le rôle considérable des femmes, qu’elles soient combattantes, infirmières, aides logistique… La révolution française en est un bon exemple. Au Moyen-Orient aussi, les femmes ont eu à jouer ce rôle de défense de la patrie. C’est ce que montrent les revendications autonomistes kurdes. Mais un intérêt particulier se porte sur le Kurdistan Syrien où les habitants du Rojava, région du nord de la Syrie, ont progressivement constitué une auto-administration démocratique depuis 2011. Sa particularité : les femmes sont le pilier de son système politique.


Les kurdes disposent d’abord d’une culture favorable à l’essor du mouvement féministe. Déjà avant la colonisation persane, arabe et turque qui débute au XVIe siècle, la société traditionnelle kurde, existant depuis l’antiquité était fondée sur le modèle matriarcal. Ce sont les femmes qui sont les gardiennes de la culture kurde. Ce trait caractéristique des Kurdes se retrouve tout particulièrement chez les Alévis, peuple en partie présent à l’est de la Turquie. L’Alévisme est une croyance liée à la nature dans laquelle la femme a une place prépondérante. Dans la province de Tunceli par exemple, les filles, comme les garçons, sont scolarisées. En 1938, l’armée turque et l’Atatürk lancent “une mission de civilisation” dans la région pour construire une nation turque unie, causant plusieurs milliers de morts. La population, et notamment les pères, sont ensuite progressivement intégrés à l’État turc en tant que fonctionnaires. L’objectif est d’acculturer les populations kurdes. Ainsi, les pères interdisent à leurs enfants de parler kurde, même à la maison. Les mères, refusant que leurs enfants perdent leur identité culturelle, continuent à leur transmettre l’histoire du peuple Alévi. Ainsi les femmes, protectrices de la culture kurde, sont intrinsèquement liées au droit à l’autodétermination, impliquant l’existence de critères d'identification objectifs : la langue, la religion, l’histoire commune.


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Aparté sur Sakine : Sakine Cansiz, assassinée en hiver 2013 avec deux autres militantes kurdes est la première figure emblématique du mouvement féministe kurde. Née en 1958 dans la province de Tunceli, elle est l’une des deux membres femmes fondatrices du PKK, mouvement qui réclame l’autonomie du Kurdistan. N’ayant pas été touchée par la politique d’assimilation de l’Etat grâce à la résistance culturelle de ses aïeux, elle participe aux manifestations étudiantes violemment réprimées dans les années 1970.

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La cause féministe kurde profite également d’un contexte répressif. Les répressions subies par les populations turques à l’ère de l’Atatürk ne sont malheureusement pas les dernières. Paradoxalement, elles vont contribuer à l’essor du mouvement féministe kurde. En 1980, l’armée turque organise un coup d’Etat et met en place pendant trois ans une dictature militaire ayant pour but de ressusciter les principes unitaires de l’Atatürk. Cette arrivée au pouvoir engendre une vague de répressions des opposants politiques, quelle que soit leur communauté. C’est ainsi que Sakine Cansiz est arrêtée cette année-là, comme beaucoup de manifestants turcs, arabes et kurdes. Le symbole de la répression se trouve dans la prison de Diyarbakir où femmes et hommes sont torturés dans un but d’humiliation et d’abandon de leurs revendications. Dans ce contexte, Sakine devient un symbole de la résistance en montrant que ces tortures ne l’arrêteront pas. Le mouvement de protestation s’étend à l’extérieur de la prison où des mères, épouses et sœurs de prisonniers se rallient à la cause pour demander la libération de leurs familles.

Quelques décennies plus tard, les djihadistes de Daech, qui ont une conception très rigoriste de l’Islam et radicalement opposée à celle de nombreuses populations musulmanes, dont les Kurdes, qui sont à majorité sunnites, vont devenir l’ennemi numéro un des mouvements autonomistes kurdes. Les femmes sont violées, massacrées et jetées dans des fosses (comme les enfants) par les terroristes. Elles font l’objet d’esclavage, en étant vendues et obligées de se marier à leurs membres. Les YPJ (unités de défense de la femme), milice armée et composée exclusivement de femmes, vont notamment se battre contre l’organisation terroriste. Cette contribution à la lutte contre Daech va participer à crédibiliser le discours féministe, les femmes se révèlent en effet indispensables pour la préservation de l’identité kurde.


Les femmes kurdes sont également présentes dans les brigades armées. La présence de femmes kurdes au front se comprend avec l’idéologie du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), organisation politique en Turquie fondée 1978. Ce parti revendique la formation d’un Kurdistan autonome et vise l’obtention de ses revendications par la guérilla. En 1983, le programme du PKK ajoute l’objectif de libération des femmes à la libération du Kurdistan. En effet, Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, est largement inspiré par l’idéologie marxiste et l’idéal égalitariste dans sa lutte contre les oppressions que subissent les Kurdes. Dans cette logique, les femmes doivent participer à la lutte armée et sont traitées à égalité avec les hommes. Progressivement, les femmes vont s’affirmer au sein de l’organisation, atteignant même les plus hauts grades, et représentent désormais 40% des soldats kurdes présents au Nord de la Syrie.

Après l’arrestation de Öcalan en 1999 par la Turquie, un groupe de femmes se réfugie dans la région du Qandil à l’est de l’Irak, qui devient le fief des femmes libres. Venant de Syrie, d’Irak, d’Iran mais aussi d’Europe, elles sont des dizaines à tenter de construire une société alternative fondée sur des principes féministes, paritaires, démocratiques et écologistes. C’est en ce sens que les Femmes libres du Qandil mettent en place leurs propres institutions idéologiques, culturelles et militaires : une armée de femmes va en effet se former d’années en années. Elle est confrontée à des heurts avec des milices turques mais aussi et surtout elle va se battre contre Daech qui utilise la religion pour soumettre les peuples de la région et les asservir, notamment les femmes. C’est en ce sens que les Unités Féminines du Qandil organisent des raids pour défendre les Yézidis, qui déplorent d’innombrables massacres. En Janvier 2015, après des mois de siège, la ville frontalière de Kobané, au nord de la Syrie, est arrachée à Daech. Symboliquement, la victoire des femmes soldats en Syrie a permis de crédibiliser la cause féministe. En effet, le courage dont ont fait preuve ces femmes leur a permis de se faire une place respectée dans le combat armé, place qui va être utilisée pour mener le combat politique.


Si les femmes ont toujours eu une place prépondérante dans les guerres et les révolutions, elles ont rarement accédé à la reconnaissance de leur engagement dans les sociétés post-révolutionnaires. Une fois que les conflits étaient passés, elles retournaient au foyer et étaient mises à l’écart des postes à responsabilités. Cependant, au Rojava, la situation est différente. L’égalité femmes-hommes s’inscrit dans un projet de long terme au sein de l’auto-administration démocratique du Rojava où les femmes sont pleinement représentées. La guerre en Syrie entraîne à partir de 2011 la perte du contrôle par Bachar Al-Assad de la région kurde. Les Kurdes mettent alors progressivement en place un gouvernement autonome basé sur des institutions paritaires, multiconfessionnelles et pluriethniques (avec la présence de Kurdes, Arabes et Syriaques). Les postes à haute responsabilité sont exercés sous forme de co-présidence mixte. Là se présente une importante particularité du projet d’autonomie démocratique au Rojava : les femmes en sont les piliers et sont présentes, à égalité avec les hommes, au sein de l’Assemblée législative de l’autorité démocratique et autonome du Kurdistan, établie à Qamishlo, capitale désignée de la région. Ces institutions sont garanties juridiquement par le “contrat social” proclamé en 2014 qui met en place la démocratie pluriethnique du Rojava. Ce texte consacre surtout l’égalité sans discrimination entre les femmes et les hommes dans tous les domaines de la vie. Les droits garantis portent par exemple sur les conditions de travail et de rémunération, la garantie du congé maternité jusqu’au troisième enfant, la condamnation des crimes d’honneur (le fait de tuer son épouse, ses filles et ses sœurs en cas d’adultère), l’égalité entre les femmes et les hommes en matière d’héritage ou encore l’interdiction de se marier avant 18 ou de se marier contre son consentement. Cette organisation permet alors aux femmes de se faire entendre, même hors des combats militaires.


La philosophie égalitaire et universaliste des combattantes kurdes leur a attiré la sympathie de femmes du monde entier. En plus de leurs victoires, les femmes kurdes ont mis en place une campagne de popularisation de leur idéologie de libération dans les villes, les campagnes et les camps de réfugiés par la création d’assemblées populaires de femmes, de maisons de femmes ou encore de centres éducatifs. Ces derniers sont la résurgence d’un projet de rééducation qui existait déjà dans le Quandil. L’idée était de proposer aux volontaires, 9 mois durant, des cours d’histoire et de politique sous le point de vue des femmes pour faire perdre leur attitude dominatrice aux hommes. De même, dans l’université de Qamishlo, un séminaire portant sur la « gynéologie » (science des femmes mettant en avant une sociologie axée sur la liberté des femmes) a été mis en place. Par les nombreux thèmes abordés comme l’identité féminine ou encore l’’histoire des luttes féministes, ce séminaire vise à montrer que la femme a, plus qu’une fonction biologique, une réelle fonction sociale. Visant d’abord les professeures, ce séminaire a pour vocation à être élargi, par l’enseignement, aux étudiants, étudiants et universitaires masculins.


Enfin, lier combat armé et combat féministe peut être une chose dangereuse. Certes le nationalisme kurde a permis l’affirmation des femmes mais il peut aussi cantonner le combat féministe dans un rôle moindre. En temps de guerre, c’est souvent ce qui s’est passé. Cela vient surtout du fait que les organisations de défense des femmes dépendent d’organisation luttant pour l’autonomie. En Irak, l’Union de femmes du Kurdistan est liée au Parti démocratique kurde de Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan iranien. En Syrie, les femmes combattantes (YPJ) sont sous le drapeau du YPG, branche armée du Parti de l’Union Démocratique de Syrie. De fait, par la dépendance des groupes féministes, leur lutte risque d’être instrumentalisée au profit de préoccupations de libération nationale.

Le fardeau de la femme kurde combattante est aussi très lourd. Au sein du PKK, les femmes doivent à la fois s’engager dans la lutte armée, se comporter comme de bonnes mères patriotes et ne pas hésiter à se sacrifier pour la cause. De plus, combattantes et combattants kurdes ne doivent avoir aucunes relations sexuelles ou amoureuses entre eux (cela pousse d’ailleurs les familles à envoyer leurs filles au front). Femmes et hommes se doivent donc d’abandonner une partie d’eux. Ainsi il peut exister un décalage entre l’image idéale de la combattante kurde libérée et la réalité des contraintes présentes au sein des organisations armées. De même, le projet démocratique, féministe et universaliste du Rojava ne s'incorpore pas encore au sein des différentes communautés kurdes. Dans la région autonome kurde d’Irak par exemple, malgré une obligation de représentation politique des femmes, leurs conditions d’existence ne se sont pas considérablement améliorées. C’est ainsi que des médiations non contraignantes sont organisées à la place de procès pour les hommes coupables de polygamie ou de crime d’honneur.

Enfin, la guerre n’a pas toujours été le seul moyen pour les femmes kurdes de s’affirmer. En 1994, lorsqu’une guerre fratricide éclata entre les deux principaux partis kurdes en Irak, les femmes kurdes d’Irak ont protesté en organisant une marche pour la paix de deux cents kilomètres de Sulaimaniya à Erbil. Finalement, la paix dans l’égalité politique et économique entre les peuples et les genres, n’est-ce pas ça la priorité à mettre en avant ?


Léa Lebon

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