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Le jazz : une arme politique (Sharon de Raspide)



"Le Jazz est la parfaite métaphore de la démocratie. Nous improvisons, ce sont nos droits et nos libertés !", c’est ce que dit le trompettiste Wynton Marsalis lorsqu’il parle du jazz, à la sortie de son dernier album, The Democracy ! Suite, seulement cinq jours avant l’investiture de Joe Biden à la Maison-Blanche. Cet album, qui est une réponse à la crise politique et sociale que connaît la société états-unienne aujourd’hui, nous amène à nous interroger sur le lien qu’a entretenu, et qu’entretient toujours, le jazz avec la politique. En devenant une arme de revendication dans le mouvement américain pour les droits civils, mais également un instrument de propagande pendant la Guerre Froide, le jazz s’est imposé comme un véritable outil politique.


Le jazz au service de la lutte pour les droits civiques


Tout d’abord, il convient de revenir aux racines du jazz, parmi lesquelles on compte les Hollers, les Work songs et le blues. En effet, bien que le premier enregistrement considéré comme du jazz date de 1917, son histoire commence bien plus tôt, avec l’arrivée des Noirs africains en Amérique au XVIIème siècle. Devenus esclaves, les Noirs vont trouver dans la musique un moyen de s’exprimer. Dans les plantations, ce sont donc les Hollers que nous pouvions entendre, entre le cri et le chant, ainsi que les Work songs, des chants permettant de soutenir l’effort. L’ethnomusicologue Alan Lomax nous a permis de connaître une partie de l’héritage de ces chants de travail. Tout au long du XXème siècle, il traverse l’Amérique pour faire un véritable travail de collecte au sein des prisons et des fermes pénitentiaires ; il y enregistre les chants des Afro-américains. Ainsi nous pouvons écouter, sur ses albums de collecte, les chants des prisonniers hérités des chants des esclaves. C’est le cas par exemple de No More my Lawd, ou encore Rosie, où l’on entend parfaitement l’appel d’un homme suivi de la réponse des autres, rythmée par le bruit des haches qui s’abattent sur les troncs d’arbre.

Ces Work songs, qui se rapprochent du blues, vont inspirer les compositeurs de jazz, comme le cornettiste Nat Adderley qui compose un Work Song instrumental en 1960, en plein mouvement américain des droits civiques. On y retrouve le système de question-réponse et les coups de hache. Oscar Brown y rajoutera des paroles, il chante « Casser des rochers ici, au bagne. Parce qu'ils m'ont condamné pour crime. [...] J'ai commis le crime Seigneur par nécessité. Le crime d'être affamé et pauvre. » Ce morceau est devenu un standard, faisant l’objet de nombreuses reprises : en 1961 par Nina Simone (album Forbidden Fruit), ou encore en 2012 par Gregory Porter (album Be Good). Un objectif : se souvenir.


Le jazz occupe une place importante dans la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis. Bien que l’esclavage soit aboli en 1865 et que les Afro-américains obtiennent le droit de vote en 1870, les conditions de vie des Noirs américains sont toujours très difficiles. La ségrégation est très dure, en particulier dans le Sud, et la possibilité de voter est réduite par un test d’alphabétisation presque impossible, des menaces et un harcèlement permanent. Le jazz devient alors un moyen d’expression, de dénonciation. On assiste à une révolte musicale.

En 1937, Abel Meeropol (sous le pseudonyme de Lewis Allan) écrit un poème après avoir vu quelques photos d’un lynchage. Il faut noter qu’on relève 4000 lynchages d’Afro-américains entre 1877 et 1950. Ce poème deviendra la célèbre chanson chantée par Billie Holiday en 1939, Strange Fruit. Les paroles de ce réquisitoire sont violentes, détaillant la scène avec une précision effrayante, le « strange fruit » représentant le Noir pendu à un arbre. Evidemment, les radios ne peuvent pas jouer cette chanson, qui ne pourra alors être écoutée que dans des petites salles, celles qui accepteront. On compare souvent cette chanson au refus de Rosa Parks de céder sa place dans un bus en 1955 ; l’effet politique est le même. Dans une Amérique où la haine raciale fait rage, où les lynchages n’ont pas disparu, Strange Fruit va devenir un véritable symbole du combat politique mené pour les droits civiques.

Dans les années 1950 et 1960, les messages politiques à travers le jazz vont se multiplier. Nous pouvons citer le célèbre album We Insist ! de Max Roach, avec la chanteuse Abbey Lincoln, publié en 1960, qui rappelle l’esclavage et souligne le racisme présent en Amérique et en Afrique. Le morceau Triptych: Prayer/Protest/Peace met en scène les luttes et les protestations pour l’émancipation des Noirs, Freedom Day évoque une liberté qui semble impossible et Tears For Johannesburg fait référence au massacre de Sharpeville, en Afrique du Sud. Le titre de l’album, We Insist!, suffit pour comprendre le message de l’album : les Noirs veulent être les égaux des Blancs, et ils insistent pour que leurs droits soient reconnus. En 1960, Max Roach est un des premiers à donner une portée politique à son album en mettant en avant les problèmes raciaux que connaît la société américaine. En 1964, c’est le saxophoniste John Coltrane qui répond au racisme institutionnel avec son morceau Alabama (album Live at Birdland). Le 15 septembre 1963, à Birmingham, en Alabama, un attentat à la bombe perpétré par le Ku Klux Klan à l’encontre d’une église entraîne la mort de quatre fillettes. Deux mois plus tard, John Coltrane enregistre Alabama pour leur rendre hommage. L’injustice se ressent dès les premières notes, mêlant la douleur, la tristesse et l’innocence de ces victimes.

L’engagement pour les droits civiques se retrouve ensuite dans les chansons de Nina Simone, chanteuse de jazz très engagée. Trois jours après la mort de Martin Luther King, en avril 1968, elle monte sur scène avec ses musiciens pour lui rendre hommage avec sa chanson Why ?, en chantant « Qu'est-ce qui va se passer, maintenant que le roi est mort? […] Toujours vivre avec la menace de la mort à venir ». Parmi ses œuvres les plus engagées, on compte Backlash blues (Nina Simone Sings the Blues, 1967), sa chanson To Be Young, Gifted and Black (Black Gold, 1970), véritable hymne de la lutte pour les droits civiques, ou encore son célèbre titre Four Women (Wild Is the Wind, 1966). Ce dernier dresse un portrait de quatre femmes, quatre stéréotypes de femmes afro-américaines. On y retrouve l’héritage de l’esclavage, la souffrance, l’oppression, le viol, la prostitution. Les paroles violentes que chantait Nina Simone n’ont pas toujours fait l’unanimité, entraînant parfois un boycott, notamment dans les Etats du Sud.


Les messages politiques des œuvres de jazz ne sont pas toujours bien reçus. En effet, Nina Simone, qui utilisait la musique comme une véritable arme, a connu bien souvent la censure. Cela a été le cas avec son titre Mississipi Goddam (Nina Simone in Concert, 1964). Elle exprime avec cette chanson toute la colère qu’elle ressent suite à l’assassinat du militant afro-américain Medgar Evers en 1963 et l’attentat des quatre fillettes à Birmingham la même année. La chanson est censurée dans les Etats du Sud, un vendeur ayant même renvoyé les copies coupées en deux, tandis que dans le Nord certaines radios remplacent le « goddam » par des « bip-bip ». Mais la censure ne concerne pas uniquement Nina Simone. En septembre 1957, dans la ville de Little Rock, en Arkansas, neuf étudiants se voient refuser l’accès au lycée en raison de leur couleur de peau. Le gouverneur de l’Arkansas, Orval Faubus, voulant préserver la ségrégation, mobilise la garde nationale pour interdire l’accès au lycée à ces neufs étudiants. En réaction à cet événement, Charles Mingus, contrebassiste et pianiste compose une chanson, un véritable pamphlet contre Orval Faubus. Toutefois, sa maison de disque refuse d’enregistrer les paroles. Charles Mingus se contente donc d’enregistrer seulement la partie instrumentale en 1959 sous le nom de Fables of Faubus. Mais Charles Mingus n’abandonne pas l’idée d’enregistrer la version originale de son morceau, ce qu’il fera en 1960 avec un label indépendant, sous le nom de Origial Fables of Faubus. Il critique alors ouvertement le gouverneur Orval Faubus : « Nomme-moi quelqu'un de ridicule, Dannie. Gouverneur Faubus ! Pourquoi est-il si malade et ridicule ? Il ne veut pas autoriser les écoles intégrées. »


Les « Jazz Ambassadors » : un outil de propagande


Au cours de la Guerre Froide, opposant le pays de l’Oncle Sam à l’URSS, le jazz a été utilisé par le gouvernement américain pour véhiculer l’image d’un idéal démocratique. Dans les années 1950, les soviétiques s’acharnent à essayer de montrer l’hypocrisie du gouvernement américain. Une démocratie idéale ? Qu’en est-il alors de la ségrégation ? En 1955, Emmett Till, un jeune noir de 14 ans est torturé à mort puis jeté dans une rivière dans l’Etat du Mississipi car il aurait eu une remarque déplacée. Cette preuve d’un fort racisme aux Etats-Unis choque le monde, d’autant plus que les tueurs du jeune garçon sont acquittés. Toutefois, le gouvernement états-unien veut défendre son image. L’objectif : convaincre l’opinion publique. C’est à ce moment-là que l’homme politique Adam Clayton Powell Jr. entre en jeu. Il émet l’idée d’utiliser le jazz comme une arme politique. Le jazz fait partie de la culture noire, et c’est la seule musique typiquement américaine. Il n’y a pas de meilleure solution que de l’utiliser pour conquérir l’opinion publique mondiale : les jazzmen doivent devenir le visage des Etats-Unis. La Guerre Froide devient une guerre culturelle. En 1953, l’United States Information Agency (USIA) est créée dans le but de connaître l’opinion du public étranger, et de pouvoir l’influencer. C’est alors grâce au service de radio Voice of America (VOA) que le jazz se répand dans le reste du monde. En effet, une nouvelle émission, Jazz Hour, est créée, présentée par Willis Conover. Les émetteurs de la radio sont tournés vers l’Europe et l’Afrique du Sud, permettant de répandre la culture du jazz dans le reste du monde, atteignant même le rideau de fer. Face au succès que rencontre le jazz à l’étranger, l’utiliser comme un outil de propagande devient une évidence.

Le Département d’Etat des Etats-Unis va donc faire appel aux plus grands jazzmen américains, on les appelle les « Jazz Ambassadors ». On leur demande de partir en tournée en Afrique, en Europe et en Asie pour véhiculer l’image d’une démocratie parfaite. Leurs orchestres sont mixtes c’est-à-dire composés d’hommes noirs et d’hommes blancs, mais également de femmes. Le premier à partir en tournée est le célèbre Dizzy Gillespie, en 1956. Il se rend en Asie du Sud, au Moyen-Orient et en Europe. Au cœur de sa tournée, alors qu’il se rend en Turquie, il est envoyé d’urgence en Grèce. Des étudiants manifestent contre les Etats-Unis et jettent des pierres contre l’ambassade américaine. Dizzy Gillespie va donc devoir représenter son pays ; il donne un concert devant ces étudiants, qui l’acclament. Il retourne la situation, c’est en cela que le jazz est une arme politique. Le second à partir est un jazzman blanc. Il s’agit de Dave Brubeck. Il débute sa tournée mondiale en 1958 peu après les évènements de Little Rock. Tel un vrai diplomate, il doit redresser l’image de l’Amérique. En Pologne, il est accueilli comme une véritable star. Pour la première fois, les Polonais assistent à un live de jazz venant des Etats-Unis, le succès est immédiat. En 1961, c’est au tour de Louis Armstrong de partir représenter son pays dans le reste du monde. Il entame alors la plus importante tournée de toute sa carrière : 14 pays en 45 jours. Au cours de cette tournée, il arrive au Congo en pleine guerre civile. Après un coup d'État militaire, le premier ministre a été arrêté. Le gouvernement américain ayant choisi de soutenir les militaires, il semble dangereux pour Louis Armstrong de maintenir son concert. Toutefois, il monte sur scène, en tant que représentant des Etats-Unis, et les deux camps arrêtent de se battre pour l’écouter. C’est le pouvoir du jazz : le temps du concert, les Congolais ont posé les armes et ont partagé un moment de plaisir. En 1962, c’est en URSS, et donc en territoire ennemi, que les « Jazz Ambassadors » se rendent. Benny Goodman, notamment, y réalisera une tournée de six semaines, et aura l’occasion de faire un concert devant Khrouchtchev, qui lui affirmera ne pas aimer le jazz. Enfin, en 1963, Duke Ellington acceptera de faire partie de cette guerre culturelle et partira au Proche et Moyen-Orient et en Inde. Toutefois, la tournée ne pourra pas aller jusqu’à son terme, la mort du président Kennedy forçant Duke Ellington et son orchestre à rentrer au pays. Bien que les tournées mondiales de jazz ne s’arrêtent pas en 1963, celles de ces grands ambassadeurs de jazz, dans un but proprement politique, cessent.


Il faut toutefois nuancer la naïveté de ces « Jazz Ambassadors ». En effet, bien qu’ils acceptent de faire partie de cette propagande américaine, ils ne sont pas dupes. Ils ont bien conscience de la visée seulement politique de ces tournées, toutefois il s’agit pour eux avant tout d’une possibilité de réunir les hommes, d’une possibilité de montrer le pouvoir et la beauté du jazz. Ils n’hésitent pas à refuser d’effectuer une tournée quand ils ne peuvent assumer de représenter un pays qui les ignore. C’est le cas de Louis Armstrong par exemple, qui refuse de partir en tournée en URSS en 1957. Il observe les évènements de Little Rock, où on refuse l’accès au lycée à neuf étudiants en raison de leur couleur de peau. Il attend la réaction du président Eisenhower, qui traîne. En colère, il dit que « le gouvernement peut aller se faire voir » et refuse d’aller défendre une Constitution à l’étranger alors que cette même Constitution n’est pas respectée sur le sol américain.

En 1961, Dave Brubeck et sa femme Iola montent, en collaboration avec Louis Armstrong, une comédie musicale : The Real Ambassadors. Ils y parlent évidemment de leur expérience en tant que jazzmen envoyés à l’étranger pour représenter l’idéal démocratique américain. Ils mettent en avant leur mission d’ambassadeur, notamment avec la chanson The Real Ambassadors, et leur rôle dans la propagande culturelle et politique de leur pays avec la chanson Remember Who You Are, dans laquelle ils chantent « Rappelez-vous qui vous êtes et ce que vous représentez. Jelly Roll and Baise nous aide à inventer une arme qu'aucune autre nation ne possède. Surtout les Russes ne peuvent pas revendiquer le jazz ». Nous remarquons qu’ils parlent eux-mêmes du jazz comme une « arme ».


Une contestation par le jazz toujours aujourd’hui


Le jazz n’a pas cessé de dénoncer les injustices raciales. En février 2020, Ben Williams sort son album I am a Man, dont le titre rappelle directement le slogan utilisé par le mouvement pour la défense des droits civiques. Tout son album s’inscrit dans la continuité de cette lutte pour les droits civils, avec la chanson March On par exemple, où il appelle à marcher jusqu’à la victoire, tout comme The Death of Emmett Till, qui souligne une volonté de ne surtout pas oublier la mort de ce garçon de 14 ans. En 2017, c’est le trompettiste Keyon Harrold qui dénonce par le jazz avec son album The Mugician. Son morceau MB Lament rend hommage à Michael Brown, jeune Afro-Américain de 18 ans tué en 2014 par six balles tirées par un policier. Keyon Harrold dénonce également le monde d’aujourd’hui dans son morceau When Will It Stop, accompagné à la voix par Guy Tory. Il y dénonce le racisme, mais évoque également le sexisme, l’homophobie, l’intolérance.

Les revendications sociales et politiques portées par le jazz sont multiples. Récemment, c’est la politique de l’ancien président des Etats-Unis, Donald Trump, qui a été fortement critiquée. Keyon Harrold, toujours dans son album The Mugician, fait de nombreuses références à Trump dans son titre Circus Show. Il dénonce notamment sa politique migratoire. En 2017, c’est le batteur Antonio Sánchez qui critique cette politique migratoire de Trump dans son album Bad Hombre. On relève d’ailleurs l’utilisation du terme de «bad hombre », qui fait référence à la même expression qu’avait utilisé Donald Trump en 2016 au cours d’un débat avec Hillary Clinton. Il parlait alors d’expulser les « bad hombres ».

Enfin, le 30 octobre 2020, le chanteur guadeloupéen Erik Pédurand et le pianiste Mario Canonge sortent un album de jazz, Kapital, dans lequel ils dénoncent, comme son nom l’indique, le capitalisme. Ils cherchent à délivrer un message politique : ils relèvent la question raciale, mais également celle des conditions de vies dans les régions ultra-marines, avec un coût de la vie élevé, un chômage important et un tourisme destructeur. L’utilisation du jazz comme une arme de revendication est donc toujours d’actualité.


Le jazz s’est donc imposé comme outil de revendication dans la lutte pour les droits civiques des Afro-américains. C’est également pour cette appartenance à la culture afro-américaine que les politiques états-uniens l’ont utilisé pendant la Guerre Froide pour convaincre l’opinion publique étrangère en véhiculant l’image d’une démocratie idéale. Toutefois, il faut faire attention à ne pas réduire le jazz à sa seule dimension politique. Comme le disait le pianiste et compositeur de jazz américain Randy Weston « Vous avez tout dans le jazz. C’est politique, mais c’est aussi de la danse, de la protestation, de l’amour, de la survie… Tout dépend de l’occasion, des artistes. »


Sharon de Raspide


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