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Urgence sanitaire et inaction climatique : paradoxe de l’ère des catastrophes

« Mes chers compatriotes, la France vit un moment très difficile. Nul ne peut en prévoir précisément la durée et, à mesure que les jours suivront les jours, que les problèmes succéderont aux problèmes, il faudra nous adapter ». C’est notamment par cette formule qu’Emmanuel Macron voulut mobiliser les français le lundi 16 mars 2020, dans son allocution télévisée annonçant le premier confinement. Or, cette phrase, presque annonciatrice des sombres événements qui attendent le pays durant les prochaines années, n’a rien d’anodine. Elle est le symbole d’un changement de ton très net dans les discours présidentiels liés au covid-19. On remarque, en effet, qu’avec la crise du coronavirus, Emmanuel Macron tente d’endosser un nouveau rôle public : celui d’un capitaine de navire qui, dans la longue tempête sanitaire, tenterait de conserver son rafiot en bon état et appellerait ses matelots à de courageux sacrifices. Pour cela, il n’hésite pas à utiliser sans discontinuer une rhétorique qui a actuellement le vent en poupe : celle du catastrophisme écologique.


Un capitaine en pleine tempête…


On observe effectivement, depuis mars, un parallèle intrigant entre les discours des militants pour le climat d’une part et la dialectique macroniste de gestion de la crise sanitaire d’autre part. Tout d’abord, l’exécutif s’appuie sans réserve sur le caractère urgent et catastrophique de la situation sanitaire, celle-ci nécessitant donc une mobilisation extraordinaire de la population. En témoigne sa fameuse anaphore « Nous sommes en guerre » que le président martela six fois le 16 mars, en appelant ensuite « tous les acteurs politiques, économiques, sociaux, associatifs, tous les Français à s’inscrire dans cette union nationale qui a permis à notre pays de surmonter tant de crises par le passé ». Comment alors ne pas songer aux militants climatiques qui, face à l’ampleur des changements à opérer et des pénuries à venir, préconisent depuis plusieurs années un effort de guerre et un rationnement des ressources ? En outre, à la manière des écologistes se saisissant des rapports du GIEC, le président Macron justifie depuis des mois sa politique sanitaire par le constat expert du conseil scientifique (« Les scientifiques le disent, c’est la priorité absolue », affirma-t-il le 16 mars). On peut également penser à l’importance donnée dans ses discours à ce qui touche à l’intérêt général, au sacrifice nécessaire au bien commun. Il affirma à cet égard dans son discours du 16 mars que « cette crise sanitaire sans précédent aura des conséquences humaines, sociales, économiques majeures. C’est aussi ce défi que nous devons mener. Je vous demande des sacrifices pour ralentir l’épidémie ». Or, cette idée (également écologiste) d’un effort économique douloureux à court terme pour éviter un désastre humain à long terme, il la répéta le 28 octobre lorsqu’il annonça que « rien n’est plus important que la vie humaine ». Enfin, un autre élément saillant de ces discours présidentiels teintés de rhétorique écologiste est la référence à la jeunesse (« qu’il est dur d’avoir 20 ans en 2020 » prononçait-il le 14 octobre) ainsi qu’à un fameux « jour d’après ». Appelant en effet le 13 avril à « sortir des sentiers battus, des idéologies, nous réinventer » après la crise, Macron promit en outre de « bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience qui seuls peuvent permettre de faire face aux crises à venir ».

Que penser de ce parallèle saisissant ? Avec cette reprise de la rhétorique catastrophiste par le pouvoir, on pourrait facilement penser que nos dirigeants deviennent sensibles aux problématiques écologiques. Dans l’œil du cyclone, le pouvoir politique aurait soudain une prise de conscience de la vulnérabilité de notre mode de vie face aux différents risques systémiques. On peut penser d’abord aux effondrements économiques et sociaux, qui seront inéluctables et brutaux si l’on ne prend pas rapidement en compte les limites physiques à la croissance. Il est en effet devenu clair que l’approvisionnement en pétrole (et en d’autres ressources non-renouvelables), qui alimente les machines dont dépend grandement l’économie moderne, est amené à décliner ces prochaines années, du fait de coûts d’extraction croissants. Or, si les risques d’effondrements économiques, politiques et sociaux sont réels, le comble est qu’on peut aujourd’hui les relativiser par de plus grands dangers encore : l’extinction de masse des espèces vivantes et le changement climatique. Ces périls écologiques pourraient effectivement à eux seuls provoquer des catastrophes globales, massives et brutales, aboutissant dans les pires scénarios à la fin de la civilisation, voire de l’espèce humaine. Le constat est déjà sombre : on estimait en 2003 que 90% de la biomasse des grands poissons avait disparu depuis le début de l’ère industrielle et l’on sait aujourd’hui que 52% des populations d’oiseaux des champs d’Europe ont disparu en à peine 30 ans. Quant au climat, avec seulement 1 degré celsius en plus par rapport à la période préindustrielle, les conséquences sont en 2020 déjà immenses : fonte des glaces, intensification et répétition de tempêtes, de sécheresses, de feux de forêts ayant un impact sur la biodiversité et l’agriculture partout dans le monde,… Mais le cauchemar ne fait que commencer : dans un monde à +2 ou +3 degrés de moyenne, les risques de conflits et de famines seront multipliés et les réfugiés climatiques se compteront en centaines de millions du fait de la montée des eaux. Il se pourrait même que la fonte du permafrost sibérien relâche du sol des virus inconnus (et potentiellement bien plus dangereux que celui du covid) et d’autre part du méthane qui, à son tour, accentuerait l’emballement climatique.


En résumé, nous nous trouvons bien dans une situation peu enviable. A bord d’un navire mondial d’habitude si confortable et festif (du moins pour les passagers des premières classes), le récif inattendu du covid nous a heurté et nous a imposé à suspendre notre vitesse folle. Tandis que l’eau commence à remplir les bas-fonds du navire et à noyer les passagers les plus pauvres, certains ont l’occasion d’observer avec effroi la grande fragilité de la coque. C’est alors que le capitaine du paquebot, qui les a menés à vive allure dans ces eaux dangereuses en pleine nuit noire, les rassure : il a compris la leçon. Face à la catastrophe, Macron serait-il devenu un bon capitaine de navire ? Va-t-il, comme il l’annonce, faire preuve de prévoyance et de lucidité pour sauver le rafiot national des prochains périls ? Il est après tout encore permis, pour les plus rêveurs, d’espérer le retour à une mer apaisée…


… fonçant à vive allure vers le danger !


Mais aujourd’hui le réveil est brutal tandis que tangue à nouveau le navire, pris dans une deuxième grande vague. Les promesses du capitaine résonnent aux oreilles comme de cruels chants de sirènes ayant pour seul but de nous apaiser avant de finir engloutis par les flots. Car le constat est amer : les exemples ne manquent pas pour apprécier le fossé qui sépare les discours catastrophistes des actes écologiques. Un an après son « Make our planet great again ! », notre capitaine adepte du libre-échange (ratification du CETA en 2019) et de la croissance reçut la démission de son ministre écologiste Nicolas Hulot qui, dépité, affirma « Je ne veux plus me mentir », ajoutant même qu’on « s’évertue à entretenir un modèle économique cause de tous ces désordres climatiques ».

Et, si les discours séduisants du président durant la crise sanitaire ont montré un changement de ton catastrophiste, ceux-ci sont à mettre en perspective avec les décisions et postures adoptées par le pouvoir en place depuis mars. On peut d’abord citer l’accueil réservé aux 150 propositions de la Convention citoyenne pour le climat afin de respecter l’Accord de Paris (que la France ne respecte aucunement depuis 5 ans). En effet, celui qui devait « se réinventer » commença par supprimer sans délais trois de ces propositions, dont celle visant à taxer 4% des dividendes des entreprises qui en distribuent plus de 10 millions annuels (« ce serait réduire notre chance d’attirer des investissements supplémentaires ») et celle consistant à inscrire la défense de l’environnement au-dessus des autres valeurs républicaines dans la Constitution. En outre, les autres mesures de la Convention citoyenne font peu à peu l’objet d’un rabotage ou carrément d’une suppression par les différents ministères (exit les propositions d’interdiction de la publicité sur les produits polluants, la taxation sur les engrais azotés, l’obligation de rénover les logements privés d’ici 2024, l’écotaxe sur le trafic aérien,…). Yolande Bouin, une citoyenne bretonne faisant partie des 150 tirés au sort, déclarait alors écœurée le 14 octobre dernier « Le gouvernement se fout ouvertement de notre gueule. J’ai la sensation d‘avoir participé à une grande arnaque pour reverdir le président de la République et lui faire gagner du temps ». Ce mépris des enjeux environnementaux s’est aussi constaté récemment par le vote, par la majorité macroniste, de la loi réautorisant les néonicotinoïdes malgré leur lien évident avec l’extinction des abeilles.

Cependant, c’est dans le durcissement des critiques envers toute pensée écologique radicale qu’on peut observer un formidable retournement de veste vis-à-vis des discours exprimés lors de la crise sanitaire. En effet, le premier ministre Jean Castex fustigea durant l’été « les tenants d’une écologie punitive et décroissante, d’une écologie moralisatrice voire sectaire ». Puis, le chef d’Etat n’hésita pas à dénoncer, pour justifier le déploiement de la 5G, ceux qui estiment « qu’il faudrait relever la complexité des problèmes contemporains en revenant à la lampe à huile ! », celui-ci ne croyant « pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine ». Chassez le naturel, il revient au galop ! Alors que le président incitait à « sortir des sentiers battus, des idéologies » en pleine crise sanitaire, on constate que, le jour d’après venu, celui-ci reste dur comme fer attaché au dogme selon lequel « There is no alternative » à la sainte croissance économique.


Paradoxe de l’ère des catastrophes


Face à cette hypocrisie révélée, quel bilan dresser ? Dans quel paradoxe absurde et dangereux sommes-nous coincés ? Alors qu’on constate que l’épidémie du covid-19 tire notamment ses causes de l’élevage intensif, de la destruction des habitats naturels ainsi que de la mondialisation effrénée, le cap ne change pas pour éviter d’autres chocs. Pire encore, les discours qui pourraient apparaître lucides devant la réalité grandissante d’un âge des catastrophes ne sont au regard des actes que des coquilles vides. Malgré les cartes maritimes très claires sur le danger de sa direction, le capitaine est retourné dans sa cabine bloquer instinctivement le gouvernail pour empêcher toute tentative de demi-tour.

Devant ce constat, on peut alors s’interroger : comment expliquer l’utilisation de la rhétorique catastrophiste par la classe politique au pouvoir, alors même qu’elle ne se saisit dans les faits aucunement du signal avant-coureur du covid pour anticiper les futures crises ? On peut dresser deux tentatives d’explication à ce paradoxe lexical et politique, symptomatique de l’ère des catastrophes.


Gouverner, ce n’est plus prévoir


On peut tout d’abord expliquer la distorsion entre urgence sanitaire et inaction climatique par la temporalité propre de la politique contemporaine. En effet, si Emmanuel Macron se voit contraint le 16 mars d’incarner un discours vigoureux, c’est car il est confronté frontalement à la catastrophe. Celle-ci devient palpable, tangible, brutale et le sentiment d’urgence est de plus en plus concret : c’est une affaire de jours avant que les cas ne grimpent en exponentielle et finissent par submerger l’hôpital. Alors, pour l’élite politique traditionnellement coupée des réalités sociales ou environnementales, le vernis rassurant se fissure : « le réel, c’est quand on se cogne », disait à cet égard Jacques Lacan. Cette prise de conscience du danger immédiat s’accompagne alors d’une forte volonté de mobiliser la population, d’où l’utilisation d’une rhétorique guerrière par le pouvoir. Or, ce constat est l’illustration d’une dérive contemporaine de nos systèmes politiques : l’urgence permanente. En effet, à mesure que se succèdent les crises économiques (krachs boursiers, récessions,…), politiques (attentats, migrations, mouvements sociaux radicaux,…) ou environnementales (canicules, tempêtes,…), le pouvoir politique semble de plus en plus enclin à adopter des mesures d’urgence qui, faute d’avoir réfléchi en profondeur auparavant, agissent sur les conséquences et non les causes du problème. Ainsi, alors que l’anticipation du pic pétrolier ou du changement climatique nécessite une hauteur de vue sur quelques décennies, les politiques semblent rester le nez dans le guidon à tenter de régler les problèmes les plus immédiats.

Or, si les élus sont des acteurs conscients de ce phénomène, ils sont aussi le jeu des structures institutionnelles et médiatiques qui toutes deux ont favorisé une accélération du temps politique. D’une part, il est clair que le système des élections propre au gouvernement représentatif a provoqué une incapacité de certains politiques à penser le long terme. Agissant souvent dans l’intérêt immédiat de leur réélection, les élus n’hésitent pas depuis 200 ans à promettre plein-emploi, croissance et bonheur pour tous. Mais ceci au mépris de la dette écologique (pollution irréversible, destruction de ressources non-renouvelables,…) dont le coût croissant se portera inévitablement sur les générations suivantes : « après mon mandat le Déluge ! ». D’autre part, avec l’émergence des réseaux sociaux et des chaînes d’infos en continu, le temps politique s’est considérablement accéléré et « court-termisé » : on observe davantage chez le politique la recherche d’une posture communicationnelle plutôt qu’un investissement concret dans la chose publique. Tous ces éléments constituent une clé d’explication du discours paradoxal d’Emmanuel Macron : face au danger tangible, le président prône un discours catastrophiste et s’agite. Cependant, puisqu’il n’a pas pris le temps depuis le début de son mandat de penser la résilience et le long terme, il n’a aucun plan en tête pour son « jour d’après ». En conséquence, le paradoxe de l’ère des catastrophes se renforce : plus les crises défilent, plus les politiques adoptent des discours graves et des mesures d'urgence économiquement et socialement coûteuses, mais moins ceux-ci ont le temps, les moyens matériels et la capacité politique de s’attaquer aux causes des problèmes. Aujourd’hui, gouverner, ce n’est donc plus prévoir mais résoudre les effets des crises du passé.


En eaux troubles : brouillages idéologiques et post-vérité


Toutefois, cette relation du politique au court-termisme n’explique pas complètement le paradoxe lexical et politique auquel on assiste depuis mars. On peut également considérer, en adoptant un point de vue machiavélien, que ce paradoxe résulte aussi de la tentative consciente du pouvoir libéral d’accaparer la rhétorique écologiste et catastrophiste de ses opposants. En effet, celui qui se disait « ni de droite ni de gauche » a tout de même mené sans sourciller depuis le début de son quinquennat de nombreuses politiques économiques libérales ayant conduit à de fortes oppositions syndicales et écologistes. Alors fragilisé sur sa gauche dans un contexte électoral de montée des Verts, on peut penser que Macron avait tout intérêt, en temps de catastrophe, à régurgiter des valeurs et concepts inspirant le changement social, au risque de devenir incohérent avec sa propre politique. Le 13 avril, il annonça qu’il « nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Une bien belle déclaration d’égalité quand on sait que les réformes socio-fiscales adoptées en 2018 ont selon l’Insee représenté un gain annuel moyen de 790 euros pour les 10% de ménages les plus riches, contre 130 euros pour les 10% les plus pauvres, ceux « qui ne sont rien ». Mais c’est par sa déclaration finale que le vol de la dialectique politique adverse apparaît sans retenue : « nous aurons des jours meilleurs et nous retrouverons les “jours heureux” ». Avec cette référence au programme du Conseil National de la Résistance, la contradiction est totale: alors que « Les jours heureux » visaient l’intérêt général, la solidarité et la nationalisation de multiples secteurs de l’économie, la politique néolibérale d’Emmanuel Macron a entraîné la fermeture de lits d’hôpitaux, une baisse des allocations chômages, la privatisation d’ADP…

Ces quelques exemples de distorsion entre les discours et actes sur les questions économiques et sociales confirment l’hypothèse qu’on pouvait formuler à l’observation de l’hypocrisie écologiste. En effet, ici, le paradoxe lexical et politique est conscientisé par le pouvoir. Celui-ci ingère dans ses discours la rhétorique que ses opposants politiques lui opposent traditionnellement pour mieux incarner, aux yeux des citoyens peu politisés, les référentiels et valeurs propices du moment (l’intérêt général, le sacrifice, la lucidité scientifique face à la catastrophe,…). Or, ce changement soudain de doctrine selon l’intérêt politicien du moment rappelle dangereusement les inquiétudes de George Orwell contenues dans 1984. La vérité devient peu à peu malléable et l’hypocrisie la norme : après avoir fermé les lits d’hôpitaux et ignoré les demandes des soignants durant des années, le pouvoir offre des médailles à ces héros nationaux.

Or, ces méthodes de propagande entraînent une distorsion entre la parole et les faits conduisant de plus en plus nos systèmes politiques sur un terrain glissant. Tout d’abord, ces politiques institutionnalisent peu à peu une sorte de vérité réversible : les masques ne servent à rien puis sont obligatoires, catastrophisme écologiste un jour et défenseur de la 5G et de la croissance le lendemain,… Le pouvoir en place affaiblit ainsi dangereusement la confiance dans la parole alors que c’est précisément celle-ci qui permet, en démocratie, la légitimité du dialogue comme mode de résolution des problèmes sociaux (et non la violence). En outre, ces discours s’inscrivent dans le droit chemin de l’évidement et de l’instrumentalisation de la langue par le politique. En reprenant à son compte des termes forts de l’écologie politique ou de la résistance sociale, au mieux le pouvoir néolibéral neutralise les mots (développement durable, transition écologique) et au pire les travestit considérablement (démocratie, « jours heureux »,…). Les oxymores de Big Brother paraissent bien dépassés par la réalité, à l’ère de la « croissance verte » ou des « énergies propres »…


Fixer le cap : retrouver la cohérence à long terme et un sens politique profond


Avec ces deux tentatives d’explication, le paradoxe lexical et politique de l’ère des catastrophes peut apparaître plus clair. Mais que faire désormais face aux contraintes politiques et institutionnelles qui obligent au court-termisme ? Ou encore à cette instrumentalisation politicienne du discours écologiste ? Pour conclure cette analyse du paradoxe et tenter d’en sortir, deux réponses et propositions d’action vont ici être apportées.

Tout d’abord, comme nous l’avons vu, le caractère urgent et palpable de la crise sanitaire, a contrario des futurs effondrements socio-économiques ou climatiques, a permis l’utilisation par le pouvoir politique d’une dialectique catastrophiste. En quelques semaines, les citoyens ont alors accepté la légitimité de mesures très contraignantes pour l’économie et leur liberté au nom du bien commun de la santé. Ainsi, il va s’avérer nécessaire, pour remédier au paradoxe, d’opérer un grand travail d’éducation populaire afin de remettre le long terme au cœur de la politique. Expliquer en profondeur aux citoyens les causes présentes et futures des grandes catastrophes (manque d’énergie, extinction de la biodiversité, climat infernal,…), c’est se donner collectivement les moyens d’inverser la spirale de l’urgence. Souffler, sortir la tête de l’eau, observer la cité et prendre le temps de se questionner. C’est le seul moyen d’échapper à l’emballement d’un système qui, paradoxalement, déplore les effets dont il adore les causes et qui s’enferme ainsi dans une fuite en avant suicidaire. Il s’agit de faire comprendre à nos proches que nous arrivons dans l’ère des catastrophes, que l’extraordinaire va peu à peu devenir la norme (montée du chômage et de la pauvreté, sécheresses et tempêtes, violences terroristes, policières ou insurrectionnelles, migrations climatiques, montée de l’intolérance et de l’égoïsme, extinction des espèces, manque d’énergie et de moyens,…). Or, selon Jean-Pierre Dupuy, « c’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous n’en voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue ».

Pour s’en sortir, pointons alors du doigt les paradoxes et hypocrisies du pouvoir (urgence sanitaire mais inaction climatique) et démontrons les divers parallèles entre les catastrophes pour mieux les anticiper. En effet, comme pour la crise sanitaire, la réponse climatique nécessitera certains sacrifices en termes de confort de vie (moins d’avions, d’alimentation carnée,…). Toutefois, ceux-ci devront être répartis équitablement à hauteur de notre pollution respective pour éviter les inégalités ayant provoqué la crise des gilets jaunes. Il faudra en outre, comme pour le covid, écouter les scientifiques pour bien comprendre les immenses enjeux du XXIème siècle. Toutefois, la réponse politique devra être discutée et adaptée au territoire (contrairement à la centralisation de la prise de décision des mesures sanitaires et leur aspect parfois autoritaire). En outre, l’anticipation sera centrale car la politique sanitaire se heurte au même obstacle que la politique climatique : son inertie. En effet, s’il faut quelques semaines pour voir les effets d’une politique sur une pandémie, il faut environ une vingtaine d’années pour constater les effets d’une mesure sur le climat. Plus on agira tôt, moins le choc sera mortel. Enfin et surtout, il s’agit de faire comprendre à nos parents, nos frères et sœurs, nos ami.e.s que, comme le covid, la question écologique touche profondément au bien commun, à ce qui nous lie ensemble dans un même corps social et politique. Ainsi, quel hôpital et quels services publics pour demain ? Quelle alimentation ? Quel mode de production ? Quel travail ? Quel sens collectif réimpulser à nos vies ? Mais le parallèle ne s’arrête pas là : les mesures liées au confinement ont montré la capacité incroyable de réaction et d’organisation du pouvoir étatique face aux crises. Face aux dogmes selon lesquels « il n’y a pas d’argent magique » ou que « cela prend du temps », on a vu qu’en une semaine, des décisions politiques ont pu réorganiser l’ensemble de l’économie productive et que l'État s’est lourdement endetté pour gérer la catastrophe. Alors, face à ce paradoxe politique, n’est-il pas le temps de réaffirmer que « corona et climat : même combat » ?

La deuxième piste d’action face à ce paradoxe de l’ère des catastrophes concerne le langage. En effet, face à la reprise hypocrite du discours catastrophiste par ceux-là mêmes qui causent les désastres, on peut pointer deux solutions. D’une part, il est important, pour montrer les incohérences des discours politiciens, de se réapproprier les termes en leur redonnant leur sens politique véritable. Par exemple, est né le 27 mai 2020 le Conseil National de la Nouvelle Résistance, organe politique militant reprenant les termes et l’imaginaire de la résistance des années 1940 pour l’appliquer à la lutte contre le néolibéralisme et l’extrême-droite montante. Face à la dénaturation et l’évidement du langage, il faut redéfinir, recontextualiser et s’interroger sur les utilisations politiciennes de termes comme « démocratie représentative », « transition écologique », « énergie propre », « développement durable »,… Comme le rappelait Ludwig Wittgenstein, « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » : sans lui, comment penser ? D’autre part, face à la banalisation et l’évidement de la rhétorique catastrophiste par le pouvoir, il est nécessaire de favoriser l’éclosion et la transmission de nouveaux concepts plus radicaux et donc plus durs à instrumentaliser. On pourra citer à titres d’exemples les termes plus clivants et donc plus incorruptibles de décroissance, de municipalisme libertaire, d’assemblée constituante, de low-tech, etc.


Naufrage de fin du monde ou retour sur l’île d'Ithaque ?

Si Joachim du Bellay affirmait « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », celui entamé par le paquebot de la civilisation thermo-industrielle commence à s’avérer coûteux pour ses passagers. Toujours désireux de dépasser les limites, le navire s’est engagé à pleine allure vers une mer dangereuse et incertaine. Dans sa quête de vitesse, c’est bien la fin du monde connu qu’il atteindra, mais sans point de retour possible. Bloqués dans un océan hostile, les humains deviendront les monstres qu’ils redoutaient et jamais comme Ulysse ils ne rentreront chez eux.

Aujourd’hui, le navire a subi un rude choc le mettant pour un temps à l’arrêt. Dans ce cadre, un paradoxe s’opère : alors que les capitaines paniquent devant la catastrophe et promettent d’assurer la sécurité du trajet à venir, ils ne font pas demi-tour et continuent à accélérer vers l’inconnu. Jusqu’au prochain obstacle, plus dangereux encore. Qu’importe si, à chaque crise, certains seront vraisemblablement jetés du bateau ou violentés. Avant que l’on se rende compte que les canots de sauvetage sont illusoires dans cet océan déchainé, peut-être serait-il plus sage de virer de bord et de préserver l’unique vaisseau de l’humanité?


François Fouchet


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