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Il est trop tard pour le développement durable

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020



« Celui qui croit qu'une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » affirmait le professeur Kenneth E. Boulding il y a plus de 40 ans. Or si cette phrase est restée célèbre chez certains esprits, d’autres s’interrogent sur sa réelle validité : que penser d’une telle formule aussi péremptoire et moqueuse envers les économistes ? Après tout, si l’on cherche encore la croissance économique de nos jours c’est qu’on doit savoir ce qu’on fait, qu’on a encore de la marge sur la nature, non ? Et d’ailleurs on ne fait pas rien pour l’environnement ! Il n’y a plus de pailles au Mc Do et on commence à acheter des voitures électriques, voire même des gourdes ! Alors en marche pour le développement durable, non ?


Pour contrer les idéologies déconnectées du réel et comprendre la pertinence de la formule de Kenneth Boulding, il faut en réalité creuser plus profondément et commencer par regarder derrière soi en se demandant quel a été l’aboutissement mondial de 200 ans de sociétés industrielles. Le constat, sans appel, est celui d’une croissance généralisée, d’une grande accélération globale de nombreuses données. La principale, dont découle beaucoup d’autres, est la croissance économique, c'est-à-dire l’augmentation de la production de biens et de services dans un pays (x8 mondialement depuis 1950). Mais ce n’est pas tout : on observe une croissance de la population (de 2 à plus de 7 milliards depuis 1930), de l’énergie consommée (x10 au XXème siècle), de l’extraction de minéraux industriels (x27), de matériaux de construction (x34), de capture de poissons (x4), de véhicules motorisés, d’utilisation de l’eau (x4), de fertilisants, de production de papier, du tourisme international mais aussi de l’acidification des océans, de dégradation de la biosphère terrestre, du taux d’extinction des espèces, des émissions de gaz à effets de serre,… Croissance, croissance j’écris ton nom. Or le point commun de la plupart d’entre elles est qu’elles sont exponentielles, c'est-à-dire qu’elles augmentent de plus en plus vite et souvent trop rapidement pour en mesurer les effets lorsqu’il en est encore temps. En mathématiques la fonction exponentielle monte jusqu’au ciel, n’a pas de limites. Mais peut-on en dire autant de celles plus concrètes agissant sur Terre ? L’exponentielle peut-elle se retourner ? Notre système est-il soutenable ?


C’est à cette question qu’a tenté de répondre au début des années 1970 une équipe de chercheurs du MIT menée par Dennis Meadows dans le cadre du Club de Rome, organisme international de réflexion autour de l’avenir des sociétés industrielles complexes. Grâce au développement de l’informatique leur objectif était en effet de créer un modèle mathématique du « système-monde » à partir des données empiriques des principaux paramètres globaux (population, biens industriels produits, alimentation, ressources non renouvelables et pollution persistante) pour observer leur interaction et leur tendance à long terme si l’on continuait sur un tel modèle « business as usual ». Mais, lorsque ces scientifiques firent tourner leur modèle, ils observèrent de sombres conclusions : le maintien de la croissance conduit à un effondrement mondial de la population et du niveau de vie (à travers une baisse de la production industrielle et des services, de l’alimentation, des ressources,…) dans la décennie 2020-2030. Sûrement effarés, les chercheurs créèrent alors d’autres modèles en changeant les hypothèses de départ. Mais, chaque fois qu’ils essayèrent de régler un problème individuellement (en posant l’hypothèse de ressources non-renouvelables illimitées, d’une pollution mieux contrôlée, d’une population régulée et d’une production industrielle et agricole stabilisée), le système se maintint quelques décennies mais s’effondra tout de même avant 2100. Pour rendre soutenable ce modèle du monde les chercheurs eurent alors l’idée de stabiliser tous ces éléments simultanément et dès 1975, ce qui aboutit à un système en équilibre : le développement durable.


Si ce rapport, publié dans The Limits to Growth, a fait du bruit à sa sortie il a rapidement été critiqué par les économistes classiques et accusé de prévoir la fin du monde. Ainsi les prescriptions de Meadows et son équipe n’ont pas été suivies à l’échelle globale : les pays développés et émergents ont continué à gravir dans la nouvelle mondialisation l’irrésistible pente de la croissance. Or, à la fin des années 2000, le scientifique australien Graham Turner remis les conclusions du rapport Meadows sur le devant de la scène en tentant d’observer si les modèles qu’ils avaient prédit en 1972 s’étaient révélés exacts sur la période 1970-2000. Les résultats furent alors glaçants : tous les indicateurs utilisés par l’équipe de Meadows ont suivi la même tendance dans les faits que la courbe décrivant un effondrement pour les générations présentes (voir ci-dessous le scénario « standard run » décrivant l’effondrement aux années 20-30). Enfin il faut souligner que la modélisation n’intègre pas la question climatique, peu connue à l’époque, mais pourtant capable à elle seule de déstabiliser très fortement les conditions de vie sur Terre nécessaires à une civilisation soutenable. Sous l’angle de ces observations Dennis Meadows, dans un article intitulé « Il est trop tard pour le développement durable », affirma en 2012 qu’« il y a quarante ans, il était encore théoriquement possible de ralentir

le cours des choses et de parvenir à un équilibre. Cela ne l’est plus. Ce qui nous attend est une période de déclin incontrolé, qui nous conduira à un nouvel équilibre dont nous ne sommes pas encore en mesure de percevoir les fonctionnalités ».






Modèle Meadows “Standard run” ou “Business as usual” mis à jour par Graham M. Turner avec les données réellement observées pour la période 1970-2000.




Encore sceptique ? Pour convaincre les plus « illimitistes » on peut également se fier au critère d’empreinte écologique de l’Homme. Cet indice, créé pour mesurer notre impact sur l’environnement chaque année à travers les ressources qu’on accapare, les déchets et pollutions qu’on rejette et les dégradations qu’on inflige, doit être relié à celui de la biocapacité, c'est-à-dire la faculté de la planète à, chaque année, régénérer les ressources qu’on prélève, absorber nos déchets et pollutions et réparer les dégâts qu’on inflige. L’étude des systèmes vivants nous apprend en effet qu’une population ne peut avoir une empreinte écologique dépassant durablement la biocapacité. Lorsque cela arrive la population va alors vivre à déficit de la nature et va chaque année dégrader de plus en plus la biocapacité, jusqu’à ce que les dommages soient trop importants et que cela provoque un effondrement régulateur de la population et/ou du niveau de vie (lorsque les hommes d’une île isolée ont coupé tous les arbres, pollué les terres et détruit des écosystèmes, la nature ne peut leur permettre de conserver leur mode de vie et un effondrement se provoque).


Mais où se situe-t-on aujourd’hui ? Avons-nous dépassé les limites ? Pendant longtemps l’imaginaire dominant a été de nier toutes limites, par la croyance dans le fait que le progrès technologique et l’innovation seraient capables de les repousser indéfiniment. Mais depuis quelques années un autre imaginaire dominant se développe : l’idée qu’il existerait des limites, que nous allons bientôt les dépasser et donc qu’il faut opérer un développement durable basé sur une « croissance verte » plus respectueuse de l’environnement. Mais en réalité cet imaginaire récent est également déconnecté de la réalité pour deux raisons : d’une part nous n’avons jamais empiriquement observé simultanément une croissance de la production de biens et services et une décroissance de l’empreinte écologique et surtout d’autre part cela fait plus de 40 ans que nous avons dépassé les limites de la biocapacité !

Notre mode de vie est insoutenable (en 2019 le jour du dépassement était le 29 Juillet) et tout système insoutenable finit toujours par s’effondrer (dures lois des mathématiques et de la physique…). Nous le savons depuis le rapport Meadows. Pourquoi n’avons-nous rien fait ? Selon Dennis Meadows, « Il est tellement plus facile de changer notre raison d’être que de changer notre comportement, que nous avons simplement continué à changer les raisons de ne pas changer notre comportement ». En témoigne George Bush père qui, en 1992, déclarait ouvertement que « le mode de vie des Américains n'est pas négociable ». Les choses ont-elles changé aujourd’hui ? Le 14 novembre 2012, Barack Obama, quelques jours après l’inondation de New-York par l’ouragan Sandy, déclarait : « Je pense que les Américains ont été et resteront tellement focalisés sur l’économie, les emplois et la croissance, que si le message est en quelque sorte : « nous n’allons plus nous occuper de l’emploi et de la croissance, mais seulement du changement climatique », je ne crois pas que quiconque voudra suivre cette voie. Moi, je ne m’y engagerai pas. ». Sommes-nous réellement différents en France dans notre « start-up nation » ? Il est donc grand temps de questionner nos mythes issus d’une « science » économique aveugle aux ressources, à l’environnement. La décroissance apparaît inévitable, de gré ou de force.


Il est ainsi terriblement urgent de sortir de la terminologie souvent simpliste de « l’écologie » qui s’apparente dans les discours de nombreux politiques ou de multinationales comme un simple « verdissement » de la production actuelle, une problématique tendance devant nous faire changer le plastique de nos sacs de courses. En réalité la question « environnementale » recouvre d’énormes implications économiques (si la décroissance apparaît nécessaire alors quel mode de production ? De consommation ? De travail ?), sociales (est-il sage de s’entasser dans des métropoles urbaines vulnérables à toute pénurie de pétrole et complètement « hors-sol » ?), politiques (un système soutenable n’est pas forcément démocratique), culturelles (quel rapport à l’avion, mode de transport polluant et énergivore souvent dédié aux loisirs secondaires ? Quelle alimentation quand on sait qu’un kilo de bœuf nécessite 700 L d’eau ?), éthiques et philosophiques (notre individualisme exacerbé est-il compatible avec l’effort collectif et les restrictions nécessaires à imposer ? Comment redonner un sens à nos sociétés fondées sur l’idéal de progrès technique et d’ascension sociale quand on sait que l’énergie et les ressources non renouvelables nécessaires à la croissance sont amenées à s’épuiser et qu’en conséquence demain sera moins prospère qu’aujourd’hui ?). « L’écologie » doit donc être une préoccupation transversale, radicale et doit irriguer tout le champ politique et social : elle est la condition de soutenabilité de notre civilisation et donc la problématique devant primer sur toutes les autres.


Si les prévisions du futur sont par définition toujours incertaines et qu’on ne peut déterminer avec exactitude la date d’un potentiel basculement de l’économie ou de la population, le rapport Meadows nous apporte pourtant un enseignement indispensable dont la véracité se vérifie jour après jour depuis près de 50 ans : notre mode de vie est insoutenable et, puisque nous n’avons pas fait de développement durable radical, la potentialité d’un effondrement systémique global et protéiforme de notre niveau de vie n’est désormais plus exclue pour les générations présentes. Or seule la politique, le pouvoir d’organisation de la cité en vue du bien commun, peut nous sauver collectivement des risques internes à notre système thermo-industriel en tentant d’organiser la résilience (la résistance aux chocs) et une baisse de notre niveau de vie. Mais il apparaît certain que tenter de tourner le volant face au précipice qui nous attend ne se fera pas sans heurter quelques intérêts d’une classe politico-économique dominante bien décidée à continuer à appuyer encore sur l’accélérateur fou de la production. Qu’attendons-nous pour les contraindre à appuyer sur le frein ?


François Fouchet

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