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SECOND LIFE ou l'art d’accommoder les restes...

Dernière mise à jour : 27 sept. 2020


En 1990, Jean Gouhier promouvait un Institut de Rudologie (du latin rudus : décombres) consacré à l'étude des déchets, des biens et espaces déclassés. C'est dire si l'idée d'un monde contemporain débarrassé, par la puissance de son dispositif techno-industriel, du sale, du non assimilable, du banni, de l'inutilisable, apparaît comme erronée. L'éloignement des résidus du système par stockage, enfouissement ou immersion ne suffit pas à les éradiquer !


C'est bien au contraire à une explosion de la quantité de déchets à laquelle nous assistons depuis quelques décennies. Pire, de nouveaux types de rebuts, plus dangereux et complexes (électroniques, chimiques, nucléaires...) surgissent. « Revers de la production », de l'industrialisation, de l'urbanisation galopante et de la sacralisation des pratiques consuméristes fondées sur le périssable/jetable, ils envahissent les sols, les mers et même le cosmos. Que faire par exemple des cinq cents milliards de bouteilles plastique vendues chaque année dans le monde, soit un million par minute ? Plus de 90 % de ces emballages échouent dans les océans ou les décharges à ciel ouvert.


Du fait des mutations induites par la révolution industrielle, nous sommes entrés dans une nouvelle ère : l’anthropocène. L'être humain (1,7 milliard en 1900/7,75 milliards en 2019) possède aujourd'hui une telle capacité d'influence sur la biosphère qu'il est devenu une « force géologique » majeure induisant de grands déséquilibres écologiques sur l'ensemble de la planète. Nous sentons bien que le modèle d'une économie linéaire articulé autour du quadriptyque extraire/transformer/consommer/jeter ne saurait, dans un monde fini, être durable. C'est le sens de la mutation des consciences et des comportements qui s'amorce en renouant, sans doute trop tardivement et lentement, avec les anciennes pratiques pré-industrielles où la relative rareté des biens induisait la prévalence des logiques de récupération/recyclage. Le modèle de l'économie circulaire appelle dans cette perspective à une consommation sobre et responsable des ressources naturelles et des matières premières primaires ainsi qu'à la prévention de la production de déchets par le réemploi des produits, le recyclage ou à défaut la valorisation. Mais qu'en est-il de la possibilité d'une deuxième vie pour ces matières premières secondaires jusqu'alors largement déconsidérées, et ce modèle peut-il véritablement réorienter la logique dominante du système ?


L'économie circulaire postule la transformation du déchet en marchandise en opérant une transmutation de valeur négative en valeur d'usage et d'échange. Mais là où certains voient une alternative crédible, consensuelle et vertueuse, d'autres questionnent ce qu'ils considèrent au mieux comme un mythe, au pire comme l'ultime leurre funeste d'un modèle à bout de souffle qui nous amènerait inéluctablement au chaos et à l'effondrement. En encourageant l'idée d'une économie circulaire où rien ne se perd, tout se transforme, où le déchet n'est plus un mal à combattre mais une ressource à gérer, ce modèle n'exprimerait-il pas, une fois encore, la ruse d'un système condamné à se réinventer sans cesse pour survivre et qui tenterait, au bord du gouffre, de masquer les contradictions indépassables qui fondent ses logiques intrinsèques ?


En marge de ce débat central, les pratiques artistiques peuvent pourtant contribuer à l'éclairer. En construisant une « esthétique du déchet », elles permettent un déplacement symbolique, autorisant un réinvestissement et une réinterprétation de la matière et des rapports que nous avons avec elle à travers le fétichisme des objets. D'un certain point de vue, surgit un parallélisme entre récupération/recyclage et démarche artistique. Dans les deux cas opèrent des glissements de forme, de sens et d'usage. Si la figure de l'exclusion traverse l'inconscient de l'imaginaire du déchet, le recyclage lui propose une seconde vie, de même que l'art lui offre un second statut. « Quoi de plus beau qu'un tas d'ordures ! » proclamait déjà Van Gogh au XIXème siècle. Plus près de nous le controversé « cueilleur de hasard » Dubuffet procédera à la réhabilitation de matières décriées. De même les nouveaux réalistes et les surréalistes s'approprieront-ils le rebut et l'obsolète comme contre-figure d'une société de consommation rayonnante. Aujourd'hui, des photographes donnent aussi à voir dans leurs compositions très personnelles les sombres perspectives d'un monde écrasé par ses scories. Les images proposées ici s'inscrivent dans le sillage de ces travaux mais en proscrivant toute mise en scène pour s'attacher à révéler la matière dans sa « naturalité » de déchet. Elles valident la formule de Christian Mattelet selon laquelle « le déchet est un peu technique, beaucoup économique et passionnément socio-culturel ». Elles invitent à découvrir la forme de l'informe, le sens du non sens, l'imaginaire dans le réel, le sens de la révolte camusienne face à la résignation.




Alain Darré

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