D.B. est aujourd'hui un prêtre octogénaire. Fort d’une vie riche, il a connu de nombreuses expériences, y compris politiques, notamment durant l’année 1968. Il me raconte alors son investissement dans cette lutte, lui qui était déjà croyant et pratiquant, et m’évoque la conciliation de sa catholicité avec son action politique. Cette interview est un condensées de plusieurs entrevues que nous avons eues. Elle ne tend pas à faire un rappel historique, à relater des faits objectifs où à relater la réalité du mouvement de manière scientifique et exhaustive en s’attachant à décrire toutes les mouvances en action, leurs idéologies etc… . Il s’agit bien plus de rapporter un point de vue, celui d’un jeune prêtre de gauche pendant le mouvement de mai 68, mais qui a continué son chemin politique bien longtemps après. Ces différents entretiens ont eu lieu durant l’été 2023, après les émeutes urbaines suivant la mort du jeune Nahel, et la mobilisation contre la réforme des retraites portée par le gouvernement d’Elisabeth Borne.
Quelques éléments de contexte
Quelle était votre situation personnelle, géographique et vos idées politiques ?
D.B. est entré dans les ordres en 1967, au sortir de ses études. Il a été ordonné prêtre en 1968. Au début du mouvement, il vivait à Corbeille-Essonne, en région parisienne. Il se décrit comme étant de gauche et engagé auprès de mouvements catholiques tels que la Jeunesse Ouvrière Catholique (JOC) ou l’Action Catholique Ouvrière (ACO). Il a été proche des mouvements politiques anticapitalistes. Pour lui, le productivisme né des Trente Glorieuses induisait une perte de sens, une perte de spiritualité au profit du monde matériel et du travail aliénant. Il voyait d’ailleurs cette pensée se répandre au sein de la jeunesse, notamment dans les universités. Parmi les organisations mobilisées, deux visions principales s’opposaient : les organisations radicales tant dans les objectifs que dans les moyens à employer (surtout la jeunesse, qui, dit-il, était plus politisée qu’aujourd'hui) et les organisations favorables à la réforme et à la négociation. Pour sa part, D.B. se sentait plus proche des organisations radicales, rejetant toutefois les violences. Il était finalement plus radical sur les objectifs que sur les moyens.
Comment concilier catholicité et anticapitalisme ?
Alors que D.B. me disait avoir déjà été ordonné pendant le mouvement de mai 68, et s’être engagé dans des organisations catholiques, je me suis interrogé sur la difficulté à concilier l’Eglise et la lutte, deux choses apparemment antinomiques. Il m’a alors informé sur le fait que dans le milieu catholique, la majorité était alors conservatrice, mais une minorité progressiste était fortement mobilisée et faisait beaucoup de bruit.
Quel était le climat global avant le début des évènements ?
Les 30 glorieuses ont été une période de faste économique, de grand progrès dans le confort de vie matériel, mais qui induisait, pour lui, un productivisme aliénant et dénué de sens. Une partie de la France (majoritairement la jeunesse) s’interrogeait sur le sens du travail, de la production et plus globalement de la société de l’époque. Aussi, le milieu rural était très fortement impacté par l’évolution de l’économie, puisque de nombreux remembrements de terres ont eu lieu durant cette période. Parmi les choses remises en question par la jeunesse figurait l’approche capitaliste de
l’université destinée uniquement à former de futurs travailleurs au lieu de viser l’émancipation des individus.
Début du mouvement et évolution
La colère a commencé à apparaitre en banlieue parisienne, plus précisément dans la fac de Nanterre. Petit-à-petit, la grogne s’est étendue aux grandes villes de province. Le mouvement était, à l’origine, un mouvement essentiellement étudiant. Puis des organisations ouvrières se sont jointes aux étudiants, motivées par le sentiment d’aliénation et de perte du sentiment d’utilité de leur travail. D.B. me donne une citation de cet adage « quand Billancourt (une importante usine Renault) éternue, la France s’enrhume » alors que l’usine était en grève. Il note que la chose a pris de l’ampleur lorsque des personnes se sont mobilisées pour contrer ce que De Gaulle appelait « la chienlit », poussées par l’envie d’un certain retour à l’ordre. La grève était alors presque générale et le pays était quasiment paralysé
Y avait-il plus de violence que ce que nous connaissons dans les mobilisations actuelles ?
Si la violence faisait partie intégrante de la mobilisation, elle n’a pour autant jamais atteint un niveau comparable à celui des Gilets Jaunes. D.B. m’explique avoir assisté à des dégradations de vitrines, des occupations, des blocages, des rues dépavées et des arbres tronçonnés, mais que jamais il n’y a eu d’attaque contre des symboles plus forts comme l’Arc de Triomphe qui a été vandalisé en 2019. Des voitures ont sûrement été incendiées, mais de manière bien plus marginale que ce que nous avons vu dans notre histoire récente (émeutes de Juin 2023, Gilets Jaunes et mouvement contre la réforme des retraites).
Quid du maintien de l’ordre durant les manifestations ?
J’ai parlé à D.B. de mon impression lors de ma mobilisation contre la réforme des retraites. L’impression d’un schéma habituel : manifestation syndicale, heurts déclenchés par la police ou le cortège de tête, puis manifestation sauvage et dégradations. Il ne se rappelle pas avoir connu ce schéma à l’époque. La majorité des manifestations s’était déroulé dans le calme. Il met en avant le rôle des syndicats et la stratégie de maintien de l’ordre de l’époque. Les syndicats étaient alors plus puissants qu’ils ne le sont aujourd'hui et disposaient d’un service d’ordre efficace qui encadrait physiquement la manifestation. Les Renseignements Généraux encadraient aussi la manifestation. Pour lui, les manifestations de l’époque étaient bien moins violentes que les plus récentes. D.B. synthétise son état d’esprit d’alors, avec le sentiment que celui-ci était majoritairement partagé : « on voulait faire le bazar, mais pas être violents ».
Les armes utilisées par la police étaient bien différentes, malgré l’utilisation déjà répandue des gaz lacrymogènes. Les policiers étaient équipés d’armes à feu et des coups de feu ont toutefois été tirés. Mais des armes de guerre n’ont pas été utilisées comme on a pu le voir durant les émeutes de Juin avec l’intervention d’unités disposants de fusils à pompe ou de fusils mitrailleurs. Les armes dites « moins létales » comme les LBD et les grenades à fragmentation n’étaient pas utilisées non plus. La stratégie de maintien de l’ordre était aussi différente puisque le but était d’encadrer la manifestation plutôt que de la disperser. Il y avait même quelques discussions (plus ou moins formelles) entre
organisations et forces de l’ordre. D.B. se souvient avoir participé à des réunions avec ses camarades, lors desquelles il entendait des phrases telles que : « j’ai parlé avec un CRS qui m’a dit que… ».
Quelles stratégies avez-vous employées ?
D.B. connait assez peu le mouvement étudiant dans son ensemble, il y a surtout été confronté à travers des relations personnelles. Dans le mouvement ouvrier, certains agissaient en syndiqués (CGT CFDT CFTC), ou avec les partis politiques, assez peu avec les ONG comme on peut voir aujourd'hui Attac ou OXFAM. Les défilés de personnes autonomes, indépendantes de toute organisation étaient minoritaires et elles ont parfois été prises à parti dans les cortèges. Y compris pour les anarchistes qui défilaient aussi avec des slogans, des pancartes, drapeaux etc… .
Personnellement, D.B. étant animateur de 3 équipes d’ACO, il organisait des rencontres qui se déroulaient autour des grèves et des mouvements revendicatifs. Ils élargissaient ce qui se passe sur le terrain à des thèmes comme la dignité humaine et le Bien humain. Il s’agissait plus de réflexion que d’action, ils réfléchissaient à partir d’un fait précis pour y chercher ce qui est nuisible à l’homme. Les réflexions ne portaient pas concrètement sur la stratégie, et D.B. y veillait considérant que ce n’était pas l’endroit.
Pour ce qui était de l’ACO, la méthode était : « voir, juger, agir ». Il s’agissait de présenter le plus objectivement possible des faits dont ils sont témoins, puis de s’interroger sur ce que ces faits engagent humainement, pour le mouvement ouvrier et en tant que chrétien, pour finalement se questionner sur la manière d’agir concrètement (avec qui ? comment ? etc…) . Il ne s’agissait donc pas d’une stratégie globale, mais d’une action concrète qui pouvait s’élargir en communiquant avec de plus grandes organisations. Pour D.B. « l’ACO n’est pas un mouvement d’action, mais qui pousse à l’action des organisations qui sont sur le terrain ».
D.B. voulait de la diversité, il voulait de l’échange entre les différentes affinités. Il fallait que les différents membres de l’ACO puissent se respecter dans leurs divergences.
Comment s’est manifesté votre engagement personnel ?
D.B. n’était plus syndiqué au moment des évènements. Il n’appartenait pas non plus aux organisations politiques traditionnelles. Il s’est mobilisé dans les manifestations, ainsi que dans des blocages, comme il ne pouvait pas faire grève n’étant pas salarié. Il ne participait pas à l’élaboration des actions, mais y prenait part lors de leur déroulement. Il a aussi milité avec des campagnes d’affichage ou de tractage sur des évènements plus ou moins locaux.
Il se souvient avoir été à l’arrière d’une manifestation boulevard Saint-Michel, dans la cohue, au milieu des jets de pavés, face à des blindés et avoir détalé. A l’époque, la partie la plus active du cortège était en queue de celui-ci. Pris dans le mouvement, il lui est arrivé de prendre part activement aux jets de projectiles, mais sans trop y réfléchir.
Il devait être visible par sa fonction dans l’Eglise, comme il connaissait une petite notoriété dans les milieux militants et catholiques.
Il lui est arrivé d’avoir peur d’être blessé, ou de se faire arrêter dans les manifestations. Il y avait aussi une appréhension des personnes opposées politiquement. Parfois, la tension est montée lors des collages d’affiches avec des personnes cherchant des militants de gauche pour s’opposer à leurs actions. D.B. et ses camarades se sont alors organisés avec des guetteurs, aussi pour éviter la police. Il se rappelle qu’à l’époque, il avait une fourgonnette dans laquelle étaient stockés les pots de colle et les rouleaux d’affiches. Dès qu’ils apercevaient des opposants, ils montaient rapidement dans la fourgonnette et partaient. Aussi, après les affichages, les affiches étaient souvent arrachées. Ils ont alors décidé de mettre du gros sel dans la colle afin de rendre le retrait plus fastidieux.
Comment s’est déroulée la fin des évènements ?
George Pompidou a commencé la réunion des forces syndicales, représentants de ministères etc… pour obtenir un accord afin de mettre fin aux évènements. Durant les négociations, la lutte continuait, mais sans interruption des rencontres. Les échanges d’idées, de projets de société ont continué a posteriori. Le clergé était divisé entre les partisans de la lutte et ceux de l’« ordre ». D.B. a alors dû continuer ses activités cléricales malgré les oppositions d’idées, mais qui n’étaient jamais d’ordre dogmatique. Il fallait respecter les idées de l’autre tout en restant maitre de ses opinions.
Quel bilan en tirez-vous ?
Les accords de Grenelle ont remotivé le mouvement ouvrier qui a acquis une victoire (relative), d’autant que de nouveaux militants étaient apparus.
« Il y a en même temps une continuité et une rupture. La continuité c’est de dire qu’il faut continuer les changements pour améliorer nos vies. On aura toujours à se battre contre ceux qui ont le pouvoir ou l’argent. La rupture c’est le fait qu’on ne puisse plus comparer notre monde moderne avec celui d’il y a 60 ans ». Notamment du fait de l’évolution de la technologie.
En tant que catholique, quel regard portiez-vous sur la révolution sexuelle de la période ?
Il encadrait des jeunes à l’époque. Ils parlaient de ces sujets de manière assez simple : « Pour ces jeunes, c’était nouveau que je leur donne la parole sur ces sujets-là ». L’évolution n’a pas été brutale, mais s’est faite petit-à-petit. Il se souvient d’une discussion lors d’un camp de jeunesse, pendant laquelle il qualifiait la pudeur de qualité et a été critiqué par les jeunes, dont les points de vue avaient évolué.
Yann