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La combattante kurde, étendard du féminisme instrumentalisé

Dernière mise à jour : 21 nov. 2023

Cet article provient de l'ancien blog des étudiants en science politique, initialement publié le 6 novembre 2014.


Alors que les combats continuent à Kobané, la troisième ville kurde attend le renfort de 150 peshmergas autorisés par la Turquie à apporter un soutien logistique. Ces combattants armés chargés de la protection du peuple kurde, désormais devenus le symbole de la résistance locale à l’Etat islamique, voient leur renommée prendre d’autant plus d’ampleur que leur opposition aux ultra radicaux salafistes s’apparente au combat de David contre Goliath. Mais cette soudaine notoriété est due également à un fait notable : les peshmergas comprennent aussi bien des hommes que des femmes. La féminisation d’un groupe armé, militaire ou paramilitaire n’ayant rien de nouveau en soi, c’est surtout par leur pugnacité que semblent se caractériser les combattantes kurdes. Une pugnacité qui va bien au-delà des tranchées de Kobané, le mouvement de résistance ayant en effet pris une portée médiatique qui dépasse en importance parfois la réalité du terrain, une réalité stratégique où les frappes aériennes américaines contribuent fortement à stopper l’avancée de l’État Islamique. Quoi qu’il en soit, les Kurdes bénéficient largement de l’activisme des femmes, que celles-ci soient en première ligne ou sur les plateaux télé.

Helly Luv, de son vrai nom Helan Abdulla, est le porte-drapeau strass et paillette de la résistance kurde face à l’Etat islamique. Cette chanteuse de 25 ans, née en Iran s’est rapidement positionnée en soutien à la cause kurde. Elle n’a ainsi pas hésité à se rendre sur le front au contact des femmes peshmergas pour leur apporter son soutien, et devenir en quelque sorte la porte-parole manucurée de toutes celles qui combattent l’EI. Loin de remettre en cause la sincérité de son engagement, la question de l’écho que son militantisme peut avoir sur le peuple kurde et sur les femmes en particulier se pose néanmoins. Son style de vie très occidental – on parle de la « Shakira kurde » – jusqu’à lors l’a en effet plus conduite devant les flashs que face aux chars de l’EI. Certains s’offusquent même de l’entendre chanter en anglais et non en kurde. Mais malgré une apparente superficialité et ce qui semble être une distance naïve avec les événements, l’implication d’Helly Luv présente un intérêt certain lorsqu’on en vient à étudier ses liens avec le Parti de l’union démocratique (PYD), un des principaux groupes politiques kurdes. En permanence accompagnée par une demi-douzaine de garde du corps surarmés, bénéficiant de financements pour chacun de ses déplacements, il est évident que la star, bien qu’elle refuse de répondre sur l’origine de ce soutien, jouit des faveurs des autorités politiques kurdes. Autorités politiques qui entendent bénéficier de la notoriété de la chanteuse, aussi relative soit elle, et de son aisance sur les plateaux télés pour soutenir la cause kurde.


Helly Luv à côté des combattants peshmergas. (Crédit photo : Leparisien.fr 16/07/2014)

Bien loin des studios d’enregistrement et aux antipodes de la star de la pop, c’est un véritable mythe qui est né une fois les fumées des premières escarmouches avec l’EI dissipées. Acclamée pour sa bravoure, gratifiée de la mort d’une centaine d’islamistes à elle seule, ce mythe est personnifié par une peshmergas appelée « Rehana », ou « l’ange de Kobané ». Car il s’agit bien d’un mythe. Difficile en effet de savoir si cette femme existe vraiment tant les informations en provenance du conflit sont filtrées par la communication des deux camps qui s’affrontent. A l’instar d’un Vassili Grigorievitch Zaïtsev, héros de la bataille de Stalingrad en 1942, la jeune femme serait ainsi à l’origine de véritables faits d’arme, repris et magnifiés grâce à une savante communication. Il semblerait en vérité que loin d’avoir pris part à tous les combats des peshmergas dont elle ne ferait d’ailleurs pas partie à proprement parler, l’image de Rehana ait subi de légers embellissements. Le flou est tel autour de cette femme que l’on ignore si elle est toujours vivante, alors que l’EI affirme l’avoir capturée et décapitée. Entre la réalité et la légende construite autour d‘elle, on retiendra surtout de Rehana cet écho médiatique qui la place comme figure de proue de la résistance kurde. Il s’agit à n’en point douter à nouveau d’une exagération – voire d’une invention pure et simple – des services de communications kurdes.

« L’ange de Kobané » (Crédit photo : Lejournaldesfemmes.com 05/11/2014)

Mais peut-on blâmer un peuple en lutte pour la défense de son territoire de mener une guerre de communication, loin des ruelles de Kobané ? « La propagande fait des adhérents, elle ne fait pas des soldats » nous dit Malraux. Et c’est précisément d’une adhésion de la communauté internationale dont ont besoin les autorités kurdes. Peut-on tenir grief aux kurdes d’instrumentaliser un féminisme certain, dans la guerre psychologique qu’ils livrent en parallèle des actes épars de résistance sur le terrain, aux soldats de l’EI ? Dans une guerre, la propagande est une arme majeure. A ce titre, l’EI de son côté également paraît parfaitement au point en matière d’utilisation à des fins propagandistes des réseaux sociaux notamment. Mais pour quelle raison les combattantes kurdes sont-elles à ce point mises sur le devant de la scène ? L’EI entend établir un califat islamique, soit une transition réactionnaire vers un islam moyenâgeux qui fait de la charia sa seule loi, et qui a fortiori abhorre l’émancipation de la femme. A tel point que ses combattant sont persuadés qu’ils n’iront pas au paradis s’ils sont tués par une femme. Et c’est précisément le but de la propagande kurde dans cette exagération du rôle des femmes dans le conflit armé : exacerber la peur de son ennemi en brandissant comme arme contre lui ce qu’il méprise et craint le plus, les femmes. Alors, poussée féministe réelle ou propagande ?

Il serait non seulement injuste mais surtout erroné de minimiser le rôle des femmes – les peshmergas en particulier mais pas seulement – dans le conflit. Aux côtés des hommes en première ligne, ces derniers reconnaissent l’importance psychologique d’avoir des femmes dans leur rang. « Elles nous inspirent » affirment-ils volontiers. Leur mise sur le devant de la scène est en outre tout un symbole pour une génération de femmes en lutte pour leur émancipation dans des pays à majorité musulmane et au sein de sociétés toujours très patriarcales. Si la majorité des Kurdes vivent en Turquie, pays laïc, une partie d’entre eux vit aussi en Iran, régime légèrement plus conservateur à l’égard des droits des femmes. La place des femmes kurde demeure a priori toujours secondaire en-dehors du conflit actuel. Mais comment appréhender cette recherche d’une égalité qui passe aussi par l’égalité des fonctions autrement que comme une poussée féministe, aussi ponctuelle et ténue puisse-t-elle être ? Se battre pour protéger leur identité et leur territoire au même titre que les hommes, c’est aussi se battre à égalité « face à la mort », traduction littérale du terme… peshmerga.

Combattantes kurdes (Crédit photo : Ahmad Al-Rubaye/AFP)

Comment conclure enfin sans souligner que la bataille pour Kobané et le mouvement de résistance kurde est par ailleurs l’occasion de braquer le projecteur sur la cause kurde de manière générale, et sur la volonté d’autodétermination d’un peuple oublié par les instances internationales jusqu’alors. Il est assez logique que les organes politiques kurdes se servent du conflit (dans lequel la Turquie joue le mauvais rôle) et de l’image qu’y incarne la femme pour rappeler au monde la situation du peuple kurde. Apatride, maudit par l’histoire et en quête d’une reconnaissance internationale qui pourrait se voir remise en discussion à la fin du conflit, le salut du peuple kurde semble pour l’instant être lié à la défense héroïque de son territoire, une défense dont les femmes sont l’étendard indiscutable.

TA


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